R.G Collingwood - The Idea of History - résumé détaillé par Gilles-Christophe - mars 2022
RETOUR A LA PRÉSENTATION GÉNÉRALE
Robin G. Collingwood (1889-1943) |
Seuil de l'histoire scientifique
Nature humaine et histoire humaine - Champ de la pensée historique - L'histoire comme connaissance de l'esprit - L'imagination historique - L'évidence historique - L'histoire comme ré-effectuation d'une expérience passée - Sujet de l'histoire - Histoire et Liberté - Progrès par la pensée historique.
Nature humaine, nature de l'histoire
Collingwood place son essai sous le thème de la connaissance
de l'esprit humain (human mind) : nous désirons percer le
fonctionnement de notre esprit, dans le double sens d’entendement et de faculté de
connaître.
Il rappelle les objectifs de la philosophie du 18è: connaître la nature de l'esprit humain, l'expliquer
comme s’il s’agissait d’un thème de sciences naturelles puis appliquer les
connaissances qu'on pourrait obtenir de telles recherches à la bonne conduite
des affaires humaines, ceci tant au plan individuel, par l'éthique, qu’au
niveau collectif, par la politique (Locke, Hume, Kant). Il pense que cette entreprise,
calquée sur la physique et l’histoire naturelle, a échoué et que seule l’histoire
critique, née au 19è peut remplir ce rôle.
[Il semble que lorsqu'il a rédigé
cette partie C. ait été inspiré par la lecture d'une collection d'essais regroupés
dans un ouvrage édité en 1936 par Ernst Cassirer : Philosophy and
history.]
Le champ de la pensée historique
Depuis le 18è il a été tentant d'assimiler l'histoire à une
science de la nature. Cette tendance s’est accentuée de pair avec la doctrine de
l'évolution qui assimile le vivant à une organisation soumise en permanence au
changement, comme c’est le cas pour les institutions humaines, les cultures, les
civilisations.
Hegel a objecté que les changements de la nature suivaient une loi cyclique qui relevait de la logique (dialectique) et non de l'histoire; mais beaucoup de penseurs et de philosophes assimilent quand même les phénomènes naturels à des phénomènes historiques. La similarité entre des domaines « frontières » comme l'archéologie, du côté de l'histoire, et la paléontologie, du côté des sciences de la terre, pourrait leur donner raison. Collingwood reprend ici la position des historiens traditionnels soutenant que l'histoire concerne exclusivement les affaires humaines tout en posant la question suivante: s'agit-il uniquement d'une définition de principe et y a-t-il quelque chose de bien défini à l'intérieur de ce périmètre ? Il analyse alors les différences entre l'histoire et les sciences de la nature, ce qui lui permet de reprendre dans un même ensemble tous les éléments mentionnés dans la partie rétrospective qui précède :
1. Les faits des sciences de la nature sont observés de l'extérieur, tels des spectacles. Ce sont des de purs phénomènes, qu’on individualise afin de les mettre en relation, puis de convertir ces relations en lois, lois qui permettent d'anticiper des situations futures.
2. Les faits de l'histoire sont observés de l'intérieur par l'historien qui essaie de les réeffectuer (re-enact) sans viser à les réduire en lois. Ce qu'il essaie de faire c'est de suivre les actes de pensée (thought) sous-jacents aux faits; d'une pensée postulée dont la connaissance permet de comprendre le ressort des événements. Dans cette réeffectuation, l’historien utilise sa propre pensée critique et sa culture personnelle, ce qui fait de son travail un exercice de « pensée à pensée » (ou de « penser à penser »).
L’histoire comme connaissance de l'esprit (mind)
[On notera ici que « mind »
(esprit) a été substitué à « thought » (pensée), ce qui témoigne peut-être
d’une volonté d’élargir le champ et la finalité de la connaissance historique. Le
mot esprit (mind) doit toutefois s’entendre ici dans son acception restreinte en français d’intellect
humain]
Si l’histoire est la réeffectuation au présent d'une pensée
passée, alors elle s’applique à nos proches et à notre vie-même: tout
essai de connaissance (ou de re-connaissance, voire d'auto-connaissance) de l’esprit est historique par
nature s’il travaille sur la mémoire comme source des faits de pensée.
La pensée historique (historical thought) s’impose au premier plan du procès historique (historical process) dont elle fait partie intégrante. Le procès historique doit être envisagé comme une force collective à l'œuvre en permanence. Lorsque la pensée historique prend conscience d'elle-même elle devient auto-connaissance (self knowledge) :
La rationalité est une notion quantitative dans le monde animal; elle n'est pas
seulement attribuable à l'homme. De même la pensée historique est variable
dans les sociétés. Elle suppose que les membres de la société aient conscience de
cette pensée collective.
[Quelques passages obscurs que j’ai renoncé à comprendre. Dans cette exposition liminaire de ses conceptions personnelles
sur l’histoire, Collingwood me semble dogmatique. Il se fonde sur une conception unifiée
et a priori de l’histoire, la connaissance de l'esprit, avec le risque de réduire à l’excès tant son
champ que sa finalité (voir plus loin). Il est souvent nébuleux dans le développement des concepts, les
manie de façon circulaire et répétitive, comme pour se persuader lui-même. Ma plus grande frustration est dans l'impuissance évidente de Collingwood à s'élever au concept de pensée collective. C'est selon moi quand la pensée individuelle de l'historien rejoint celle du citoyen éveillé.]
L'imagination historique
Plaidoyer pour une réflexion approfondie sur la pensée et la
connaissance historiques, comme nouvelle branche de la philosophie, ainsi qu'a
été (et reste) la réflexion sur la pensée scientifique depuis le 18è siècle ou sur
la théologie au Moyen Âge.
L'histoire est incontestablement une connaissance partagée,
basée sur la raison et sur l’observation. Mais elle diffère des sciences
reconnues comme telles car elle traite des faits du passé qui ne se
reproduisent pas et ne se reproduiront jamais, de faits individuels absolument indissociables
du moment et du lieu où ils se sont produits alors que les faits de science, après
la première phase d'observation, peuvent être détachés de leur contexte
spatio-temporel pour être formulé réduit en lois.
En histoire cette première phase d’observation de faits est présente et
il y a bien aussi un raisonnement par inférence déductive, une forme
d'abstraction de la pensée, mais il est évident que ça ne suffit pas. Alors: en quoi consiste cette autre forme de connaissance qu'on appelle
l'histoire ?
Le bon sens suggère que l'histoire est basée sur la mémoire et sur ce qu’on appelle les sources ou les « autorités », lesquelles entretiennent et perpétuent en quelque sorte la tradition et qu'il est de bon aloi de ne pas remettre en cause. Le bon sens n'admet pas spontanément en effet la remise en question des autorités et l'existence d'une pensée historique critique autonome. Ne serait-ce que dans la sélection de « ses propres autorités » l'historien de base effectue un acte autonome, comme le peintre de paysage lorsqu'il veut reproduire la nature.
Il en est de même pour la reconstruction historique elle-même:
tout en respectant ses autorités l’historien doit remplir des vides, des
lacunes et dans cet acte, ou ensemble d’actes, il fait preuve de son propre
pouvoir d'historien, de son aspiration à devenir lui-même une autorité pour
ceux qui le suivront. Que dire alors de la critique des autorités, de la
démonstration de leurs contradictions et de leurs insuffisances ! C'est
dans la critique que se manifeste le plus nettement l'autonomie de la pensée
historique.
Donc vis-à-vis de la notion d'autorité l’unique le recours au
bon sens est insuffisant. Seul un historien débutant, sans connaissance et sans
expérience, peut à la rigueur l'adopter, mais alors très temporairement.
Quid de la mémoire ? Toujours invoquée par le
bon sens, elle ne signifie rien car un fait totalement ignoré jusqu'alors, donc résolument extérieur à la mémoire, pourra être découvert dès demain et changer la donne du
tout au tout. D'ailleurs n'est-ce pas ce que l'historien peut attendre de mieux dans
son travail ?
Quel est le critère de la vérité historique ?
C. revient sur Bradley (voir plus haut) et le critère
empirique de plausibilité, critère qui vaut aussi pour la fiction historique. Il
ne s'accorde pas bien au principe de critique historique et convient mieux aux
sciences de la nature lorsqu’elles formulent les hypothèses sur les lois gouvernant
les phénomènes naturels. Pourtant, lorsque l'historien « reconstruit »,
qu’il cherche à remplir les interstices du déroulement historique, il le fait en
imaginant ce qui est le plus plausible, non pas dans le sens d'une
vraisemblance naturelle suggérée par sa connaissance empirique du monde mais au
nom de ce que Collingwood appelle l'imagination a priori (a priori imagination). Cette
imagination est structurante (structural). Il s’agit de cette forme d’imagination
qui, comme Kant l'a montré, nous permet aussi de reconstruire le monde physique
autour de nous. Pas un raisonnement inductif basé sur notre connaissance
empirique du monde ou sur la perception elle-même ; tout simplement un outil
de pensée spécifique et autonome, dont nous sommes dotés et que nous mobilisons
en de nombreuses circonstances de la vie pour connaître le monde qui nous
environne.
On peut donc assimiler cette imagination a priori
à une imagination constructrice. Cependant la construction est fragile si les
autorités sur lesquelles elle établit son fondement ne sont pas envisagées d'un
point de vue critique. L'historien a en effet la responsabilité d'un ensemble
complexe formé par les nœuds d'une toile (les autorités qu’il se choisit) et
les fils qu'il tisse entre ces nœuds (grâce à son imagination a priori). Tout
se complique lorsqu’on considère que ces nœuds, quand on les regarde de plus
près, sont eux-mêmes des toiles formées de nœuds.
On pourrait penser que l'imagination a priori fonctionne à l’identique
chez l'historien et chez le romancier. Toutefois chez l'historien elle doit respecter
trois règles rigoureuses : (1) le lieu et le temps sont déterminés;
(2) la cohérence interne est indiscutable; (3) l’évidence est le produit d’une démonstration convaincante. Cette évidence [qu’il développe dans la section suivante], est une notion à la fois intégralement
historique et intégralement "présente". L'évidence
est en quelque sorte la trace vivante, le sédiment, que le passé laisse dans le
présent, ce sédiment étant lui-même l'objet de l'histoire. Le présent étant
éphémère, la trace se modifie en permanence: il y a donc une histoire de
l'histoire. Si l'évidence historique n'est jamais définitive, l'idée d'histoire
(The Idea of History, titre de l'ouvrage) est partie intégrante de
l'équipement de la pensée et l'imagination historique, affiliée à l’imagination
a priori, est une faculté autonome.
L’évidence historique
Si le mot science (épistémè) désigne un corps
organisé de connaissances, alors l'histoire est incontestablement une science. Même s'il n'y a pas de généralisation dans
l'histoire, l'inférence est au cœur du processus, inférence prenant sa source
dans les faits.
[Collingwood semble nier l'existence
d'hypothèses dans dans le travail de l'historien, ce qui me semble absurde dans
la mesure ou une simple question est une forme d'hypothèse mis à la forme
interrogative.]
L'inférence n'est pas une notion universelle et homogène pour toutes les sciences. Ainsi l'inférence historique a-t-elle des modalités spécifiques. L'inférence n'est pas un processus abstrait dont la validité serait purement interne comme la logique de type aristotélicien. Déjà on distingue sur ce plan les sciences déductives, comme les mathématiques, des sciences inductives comme les sciences de la nature. La logique de la preuve est clairement différente dans les deux cas: c'est une obligation (compulsion) dans le raisonnement déductif, une permission seulement dans l’induction. L'inférence historique est encore différente même si elle emprunte aux deux.
[Ici on peut rester sur sa faim: Collingwood n'explicite pas les spécificités de l'inférence dans le discours de l'histoire, notamment dans ses rapports avec la logique moderne des propositions et, plus généralement, avec les théories de la vérité. Mais la logique de l'enquête historique par étapes (sous forme de questions et réponses successives) développée plus bas fournit le socle d'une réponse.]
Ce qui explique pourquoi on ne considère généralement pas l'histoire comme une science c’est la surabondance, dans la production historique, du copier-coller (« scissors and paste » history) consistant à compiler des fragments de sources et d’autorités en se dispensant de conduire une vraie enquête et en faisant l’économie des inférences. Ce type d'histoire a été améliorée à l'époque moderne par deux progrès :
(1) Les autorités deviennent peu à peu des sources dont on examine la fiabilité : c'est la naissance de l'histoire critique, qui peut toujours toutefois être du copier-coller. Le vrai progrès date du moment où on ne s’est plus contenté pas de rejeter comme nulles et non avenues ces sources non fiables et qu'on s'est interrogé sur les raisons de leur existence. C’est Vico qui a une inauguré cette nouvelle ère de l'histoire.(2) L'émergence de l’histoire archéologique utilisant notamment les inscriptions les médailles la monnaie etc. Lorsqu’elle ne reste pas simplement objet de collectionneurs, ce type d’histoire ne peut à l'évidence relever du copier-coller, d'autant que les témoignages sont ici hautement suspects d'être des pièces de propagande.
Dans l'histoire copier-coller, si une source est
jugée non fiable on rejette définitivement l'élément de témoignage qu'elle
contient; si elle est retenue cet élément de témoignage n'est pas
obligatoirement vrai (compulsive), il l’est sous réserve (permissive).
Les derniers avatars de l'histoire copier-coller s'observent jusqu'à la fin du 19è siècle sous la forme trous-de-pigeons, le trou étant en général une période, comme dans les conceptions
trans-historiques ou épi-historiques de l’histoire universelle (exemples de
Vico, Kant, Marx, Hegel). On remarquera que ces derniers sont influencés par la
méthode des sciences de la nature: on part des faits, on rassemble les
matériaux dans une construction théorique (pattern) puis on généralise
jusqu'à englober l'histoire universelle. Collingwood dénie tout caractère
scientifique à cette histoire trous-de-pigeons qui par son
élaboration intellectuelle théorique prétendait s'émanciper de ses sources et
donner à l'historien son autonomie.
L’enquête historique a beaucoup de ressemblances avec l’enquête
policière, avec cette réserve qu'elle prend son temps pour fournir les pièces concourant
à l’évidence, alors que la justice doit conduire rapidement à un verdict. Comme dans l’enquête policière, et ainsi que l'avait prescrit Bacon dans
l'étude de la nature, l'historien doit « mettre les faits à la torture ».
Il ne doit pas se contenter de les enregistrer ; il doit aussi par ses
questions orienter l’investigation, lui conférer son sens et sa signification. La question c'est une façon de poser une certaine hypothèse donc de
suggérer un certain dispositif pour obtenir une réponse.
Cette logique du « questionnement par étapes » est
au cœur de la philosophie de Descartes, de celles de Socrate et de Bacon. Elle a peu à voir
avec la logique abstraite. L'acquisition
du statut scientifique et du statut d'autonomie de l'historien est conditionnée à la mise en œuvre de cette méthode. L'historien y acquiert sa propre autorité.
Dans cette méthode, un témoignage, un écrit, une déclaration etc. ne sont pas des
éléments prêts-à-l'emploi (ready made) mais autant de points de départ
d'une interrogation sur la raison-même de leur existence.
La multiplication et l’accessibilité croissante des sources ont
nourri un certain scepticisme quant à la pertinence de l'histoire pratiquée selon
le mode copier-coller. La
tendance a été alors de limiter les sujets d'étude à des proportions très
réduites de manière à maîtriser la quantité de sources à traiter. Ce problème
pratique perd de son acuité dans l'histoire scientifique puisque le document
est recherché comme contenant une réponse possible à la question préalable de
l'historien, lequel conduit son enquête de manière à la fois active et autonome,
en ne s’en tenant pas au rôle d'observateur accueillant de manière indiscriminée
tout ce qui vient à sa connaissance. En ce sens on reste bien dans le domaine
scientifique propre aux sciences de la nature (sciences expérimentales) puisque
chaque thème de recherche doit être défini en termes de question à laquelle une
réponse peut être apportée. On ne pose
pas de question à laquelle on sait d'avance qu'on ne pourra pas répondre.
Si on essaie de résumer: revendication d'une science de nature quasi-expérimentale en ce sens que, à partir de faits initiaux on conduit une enquête
par une séquence de questions suivie de réponses par inférence et que, à partir de l'évidence
fournie par ces réponses, on tire une conclusion censée être la vérité
la plus probable. On aboutit ainsi à un corps de connaissances organisé,
mais sans aucun moyen de répéter les faits donc d'utiliser l'induction
généralisatrice, d’en dériver des lois, de les dissocier du temps et du lieu
dans lesquels ils se sont produits.
Quelle est exactement la nature de la conclusion de l'enquête historique si tant est que des questions pertinentes aient été posées ? Il est certain
que ce n'est pas, comme dans les sciences expérimentales s’appliquant aux
phénomènes naturels, la révélation d'une loi entre les faits. Qu'est-ce que c'est
donc alors ?
L’histoire comme ré-effectuation d'une expérience passée
L'histoire ne se construit pas sur la seule observation des faits. Il existe une forte médiation entre les faits et elle. Elle ne peut pas non plus se contenter de témoignages, auquel cas elle serait basée sur l'opinion et non pas sur une véritable connaissance. Elle se fonde sur la ré-effectuation du passé dans la pensée présente de l’historien (mind). La médiation c’est donc l'esprit de l'historien et ré-effectuer c'est repenser une expérience, un acte ou une pensée (laquelle est aussi un acte, on le rappelle) en se mettant dans la situation de l'acteur du passé, individuel ou collectif.
Collingwood entreprend alors la démonstration que la pensée (thought)
est une faculté autonome par rapport au temps, contrairement à la conscience
qui est indissociable de son propre flux et, bien entendu, contrairement aux
sensations et perceptions, encore plus fugaces. Il le démontre d'abord pour la pensée quotidienne propre
au soi (self) en prenant soin préalablement de distinguer l'acte de la pensée
de l’objet de la pensée. C'est bien l'acte de pensée qui nous intéresse ici, encore une fois, et non son objet. Puis il
généralise du soi (self) à autrui en tentant de démontrer de manière
logique que la pensée d’autrui, même très éloignée dans le passé, peut être
connue de nous grâce à la ré-effectuation en actes. Ce processus aboutit à une véritable
connaissance (ou auto-connaissance) et non pas simplement à l'incorporation en nous d'une copie de
l'acte en question. Cette conception du transfert des pensées en acte implique
que la pensée est un processus non strictement lié à l'identité personnelle.
[Je simplifie sans doute à l’excès le raisonnement foisonnant de Collingwood dont le propos est quelquefois obscur. Les défauts de clarté chez un auteur généralement soucieux de se faire comprendre des profanes seraient selon moi attribuables à l’éditeur, puisqu’il s’agit d’une œuvre posthume. Cet essai de psychologie individuelle, visant à expliciter ce que pourrait être une pensée historique autonome, semble à première vue éloigné de la fabrique de l'histoire elle-même. On perçoit qu’il a une portée beaucoup plus étendue s’appliquant en particulier à ce qu’on appelle tantôt la mémoire, tantôt le souvenir. Avec mes propres mots et au risque de faire un contre-sens ici: la mémoire ne se limite pas à la faculté de présenter à la conscience (présente par définition) les faits du passé, pensées en acte, mais elle leur fait subir un certain traitement apparenté à une nouvelle vie. Ce traitement est selon le cas: l’évocation subjective quand il s’agit du soi (à l’œuvre dans l’autobiographie par exemple); ou l’histoire, dont la visée est objective, quand il s’agit d’autrui. Je brûle ici de réviser mon Bergson et d’étendre mes lectures à P. Ricoeur : Soi-même comme un autre et Temps et récit.
[J'ajoute cette autre réflexion personnelle: l'auto-connaissance à l'œuvre dans le travail historique me semble apparenté à la connaissance spontanée de la nature dans l'épistémologie romantique, fortement empreinte de panthéisme (Rousseau). Dans les deux cas, il me semble s'agir d'une co-naissance, c'est-à-dire d'une empathie originelle avec ce qui n'est pas soi, le soi étant temporairement aboli.]
Une pensée, notamment une pensée passée et datée, n'est pas un élément unique dans une collection, un élément détachable à la rencontre duquel l'historien doit aller. Ce n'est pas non plus un acte immédiat noyé dans un contexte complexe dont elle est indissociable. Non, c'est un acte durable, organiquement lié à sa source mais se prolongeant loin de l'intention initiale qui l'a fait naître, donc reconnaissable par qui la recherche au delà du temps.
Le sujet (subject matter) de l'histoire
Quels sont les sujets qui peuvent donner lieu à une
véritable connaissance historique ? Collingwood résume en répétant, encore et encore, que c'est
tout acte en pensée qui peut faire l'objet d'une ré-effectuation dans l'esprit
de l'historien. C'est la condition sine
qua non. La ré-effectuation suppose une expérience initiale: celle précisément
qu’on tente de reproduire. Pour la reproduire, il ne faut pas surtout pas la
considérer comme un "objet" de connaissance, comme le fait le
psychologue. Il faut appréhender, par la pensée actuelle, ce qu'a de durable et
d'universelle cette autre pensée, - cette pensée de l'autre, - et transcender ce qu'elle n'aurait que d’immédiat et
d’individuel.
Selon cette définition, ne peut pas être histoire: la nature (sauf à admettre qu'elle est le produit d'une pensée), et la biographie, quand elle est purement phénoménologique ou anecdotique, qu'elle raconte les événements liés au corps, aux sensations et expériences immédiates, voire aux pensées fugitives emportées dans le flux de conscience des protagonistes.
Mais qu'est-ce alors exactement que cette expérience d'une pensée à
revivre ? La véritable expérience de pensée suppose qu’au-delà du flux de
conscience et de la succession des sensations individuelles, il existe un soi
(self) doté de continuité. Mais en quoi cette continuité consiste-t-elle ?
En quoi ce que je ressens est-il différent de ce qui est ressenti en moi ? En
quoi des expériences apparemment disparates sont-elles apparentées ? La
pensée historique serait donc une forme de réflexion, une pensée sur la pensée.
[On sent ici là confusion délibérée
entre la pensée historique et une pensée actuelle sur le soi. Voulant aborder la matière de l'histoire, Collingwood est freiné dans cet objectif par son impuissance relative à définir correctement le nature de l'acte de pensée de l'historien. Dans cette section il revient à cette interrogation qui n'a pas encore donné de réponse satisfaisante dans les sections précédentes. C'est assez troublant car ce qu'il en dit cela s'appliquerait aussi bien à l'autobiographie de la pensée qu'à l'histoire. On pourrait aussi avancer que Collingwood n'a pas achevé son ouvrage et que ce qui nous est livré ici par ses éditeurs est une pensée en progrès, intéressante pour la raison-même qu'elle n'a pas encore trouvé sa forme définitive.]
Collingwood recentre enfin son propos en affirmant que peut être
sujet d’histoire ce qui a donné lieu dans le passé à une pensée réflexive, de
bout en bout consciente d'elle-même. L’historien ne peut rendre compte
adéquatement d’un acte ou une expérience passés par la perception immédiate qu’il
peut en avoir. Ce qu’il doit saisir pour faire de l’histoire c’est la pensée
réflexive qui les sous-tend et qu’il assimile à une intention (purpose,
intention).
[Ce qui réduit considérablement, il faut le souligner, le
champ de l'histoire ! Collingwood prend en effet le parti de définir l'histoire par un
critère unique plutôt que de partitionner le domaine élargi de l'histoire, telle
qu’elle est produite, telle qu'elle se présente à nous sous ses multiples formes. Seule l'intéresse, comme matière de l’histoire, cette pensée
réflexive passée (reflective thought) capable de se prolonger dans le présent
de l’historien. Je ne le critiquerai certes pas car cette idée de l'histoire (Idea of History) est hardie, stimulante, originale. Le défaut de conception se situerait plutôt pour moi dans l'élision totale par Collingwood du stade consécutif à la pensée réflexive et qui la suit nécessairement: celui de
l'habitude. L'habitude (au sens de Ravaisson repris par Bergson) contient en effet tout ce qui, de la pensée réflexive, passe inconsciemment et durablement dans
l'expérience individuelle ou collective et qui est à l'évidence une part fondamentale de la
matière historique. Il me semble qu'il fait aussi l’impasse sur l'influence des
facteurs externes, influences qui ne passent pas forcément par la conscience
réflexive. Je ne comprends pas ces oublis qui me font décidément penser que cet ouvrage posthume
n’était pas entièrement élaboré.]
Selon ce critère, rentrent donc explicitement dans le champ
de l’histoire les matières suivantes: la politique, la guerre, l’économie, la morale. Les deux stades, notés plus haut, de l’intention
puis de la réalisation d’une pensée réflexive s’y retrouvent. Mais Collington souligne
que le stade de "réalisation" concerne aussi les activités théoriques de l'esprit, lesquelles ne
débouchent pas sur des résultats tels que l'art, la religion, la
philosophie etc. Le cas de l'histoire de l'art pose d'ailleurs un problème particulier car en art la question initiale de l'intention (purpose) n'est résolue qu’une fois l'œuvre
jugée achevée par l'artiste.
[Cette pensée qui se cherche en
agissant et qui ne trouve sa véritable intention qu'une fois l'expérience
achevée s'applique à beaucoup d’activités humaines, dans tous les domaines et pas
seulement dans ceux qu’il souligne. Dans tout ceci, il est étonnant que Collingwood
ne distingue pas l'individuel et le collectif, avec dans chaque cas, une pensée
agissante qui va vers un but qui ne se précise véritablement qu’une fois atteint
son terme. Pourquoi dénier l'historicité aux nombreux essais de rationalisation a posteriori, par lesquels les historiens reconstituent
la logique présumée des évènements sans jamais connaître les pensées
agissantes des protagonistes ? Plus encore: s’en tenir à la description
des évènements, à leur enchainement, et en rester à l’idée d’une pure contingence
quand aucune autre explication n’est plausible, n’est-on pas là encore dans la
matière historique ?]
Histoire et liberté
L'histoire nous apprend que l'action humaine est bien libre alors
que la réflexion philosophique échoue généralement à nous en persuader. Pour l’historien,
il ne s’agit pas ici de la liberté de satisfaire les besoins animaux (faim, sommeil,
etc.) mais de la capacité de la pensée humaine, non pas simplement à affronter,
mais à redéfinir le réel. Pour contourner les conflits avec le réel, ou le
détourner à son profit, la raison humaine créé la situation. Cela revient à
dire que la pensée est indissociable de la situation, donc du réel, et que l'histoire
est une pensée intelligible donc transmissible.
L'historien atteint sa pleine maturité quand il comprend que
la liberté de l'homme et son activité rationnelle, base de cette liberté,
sont l’objet même de la pensée historique. Rien à voir donc avec l'histoire
naturelle. L’autonomie de l'histoire est incontestable comme discipline scientifique
car l'activité rationnelle ne relève pas des lois naturelles.
[L'activité rationnelle à
contre-courant des lois de la nature selon Collingwood. Ce ne me semble pas une grande révélation, la rationalité de la nature n’étant qu’un produit de la pensée humaine. Nous n’avons
pas d’autre choix en effet que de lui conférer notre propre rationalité ! Je ne
conteste pas que l’homme se distingue radicalement des autres êtres de la
nature du fait de sa pensée libre et créatrice, et qu’en conséquence il faille
pour l’étudier des méthodes spécifiques, les sciences qu'on dit "humaines". En
revanche, je vois la rationalité à l’œuvre partout, nature, non-nature... et plus encore, puisque dans tous les deux cas, c'est le produit de la pensée humaine. Je m’y retrouverais mieux si
on me disait que l’histoire est le récit multiforme et jamais épuisé de la
pensée humaine en action, de la pensée humaine résistant aux lois de la nature.
La liberté de Prométhée. Finalement, Collingwood emprisonne l’histoire dans
trop de carcans, il lui affecte trop de normes. L’histoire, c’est l’homme réel dans
le temps et dans l’espace réels. C'est l'homme individuel et l'homme collectif, lequel est encore humain, tout humain, rien qu'humain, en pensée et en acte, seul ou ensemble. C’est ce que les historiens en font, en font librement. De pensée à pensée. De liberté à liberté.]
Le progrès créé par la pensée historique
Une conception en cours [au moment où Colligwood écrit] et
qui est propre au 19e siècle est que l'homme est le terme de l'évolution, qu'il
est l'expression d'une valeur absolue projetée par le créateur et qu’il est
lui-même le siège d'un progrès vers le meilleur. Cette conception est inspirée par la théorie
de l'Évolution, contaminée par elle. Mais s'applique-t-elle à l'histoire humaine
si l’histoire est radicalement différente de l’étude de la nature ?
Peut-on parler de progrès spécifiquement historique par opposition à l’évolution
naturelle ?
Oui, selon Collingwood, et la science en est l’exemple le
plus achevé. Il s’agit bien d’un progrès historique (et non pas naturel) qui peut
être apprécié selon un point de vue d’historien, le point de vue, nécessairement
historique, du savant au travail. L’objectif du scientifique est en effet de
dépasser un stade de la connaissance sur un point scientifique donné. Pour y
parvenir il faut pénétrer la pensée scientifique du stade antérieur et la tirer
vers le présent afin qu'elle soit capable de se transcender, c’est-à-dire d’étendre
son domaine de référence et son champ d’application. L’extension de la validité
des théories scientifiques est le critère de leur progrès. La science n’est cependant qu’un domaine de l’activité humaine et l’idée
de progrès historique s’y applique au cas par cas, disciplines par disciplines,
points par points.
En dehors de la science, il faut le plus souvent se
contenter de la notion de développement, séries, cycles avec leurs phases, etc.,
la qualité de progrès nécessitant un critère de valeur qui manque le plus souvent.
Ici Collingwood développe à sa manière tous les lieux communs qui s’attachent à
la notion de valeur, sans oublier de rappeler que pour Kant le seul critère
interne de valeur s’appliquant spécifiquement à l’homme est le bien moral. Tous les autres critères, notamment
économiques et technologiques, ont rapport avec l'animal en l'homme (subsistance, sécurité, concurrence et survie, jeu, etc...).
Ponctuellement, et dans toutes sortes de situations humaines, seul une attitude historienne avec sa faculté de ré-effectuer dans le présent les pensées passées, nous permet d’apprécier si un développement peut être qualifié de progrès… du point de vue humain.
FIN DU RESUME DETAILLE
R.G Collingwood - The Idea of History - résumé détaillé par Gilles-Christophe - mars 2022