Il me semble qu'il devient intéressant d’écrire sa vie, passé et présent confondus, quand ça n'est plus un combat contre l’oubli ni un devoir moral mais un besoin spirituel. Je sens qu'envisagée au seul plan de la mémoire, l'autobiographie ne donne qu'une pâle transcription de la substance dont la vie est faite et, surtout, qu'elle ne fait pas avancer d'un pouce l'esprit de celui qui écrit. Maintenant j'envisage l'écriture du soi plutôt comme un appel instinctif, non pas pour collecter des souvenirs, mais pour dépasser la rigidité du temps en réduisant autant que possible l'espace temporel séparant les états successifs de mon être (ou mes êtres successifs), en recherchant la nature du liant qui enveloppe et rassemble si étroitement ces états. Un exercice spirituel visant à jouir un peu plus et un peu mieux de l'état de vivant.
Aucune nécessité à écrire sa vie mais si on la tient à portée de plume, qu'on a conscience d'en être un témoin privilégié, si quelque chose nous dit qu'on est capable de la décrire comme un tout, alors: pourquoi pas ? On maîtrise toujours quelque chose de sa vie, on peut inventer le fil qui réunit des évènements ou des états de conscience que la mémoire met en avant, on peut faire un conte de cette continuité reconstituée par l’art, on peut se rendre intéressant à un lecteur qu’on imagine assez complaisant pour écouter de bout en bout ce qu’on s’apprête à lui dire.
A ce lecteur imaginaire que je garderais toujours en tête si j'entreprenais d'écrire ma vie, je dirais en préambule que je doute de l’unicité de l’être de la personne et, par conséquent je doute de la continuité de l’existence humaine. Plus évidente pour moi est sa contingence, sa dépendance par rapport au hasard: hasard des origines, hasard des situations, hasard des rencontres. Plus évidente pour moi est la disparité, et souvent la contradiction, entre les figures que ce même support corporel – et donc cérébral – a adoptées à différentes périodes de ce qu’on appelle « la vie ». C’est pourquoi les autobiographies qui font de la vie un récit autonome détaché du présent de celui qui écrit - elles sont légion - me sont suspectes. Ce sont des inventions littéraires - contre ceci je n’ai rien à dire – mais qui, soit présomption soit naïveté, ne se reconnaissent pas comme telles. Suspectes et, surtout, dépourvues pour moi d’intérêt. Ce qui est passionnant dans l’écriture de la vie, c’est le présent en train d’enquêter sur les passés, c’est, à tout moment, ce dialogue fragile de l’être immédiat avec tous ces avatars de lui qui ont laissé des traces dans le grand registre de la mémoire. Et, au fond, la possibilité est préservée, aussi peu probable soit-elle, qu’une continuité réelle existe dans telle ou telle existence individuelle – et pourquoi pas la mienne au fond ? - et, surtout, que cette continuité ait une qualité propre. Le fait même qu’on pense à écrire sa vie, aussi disparate et désunie qu’elle apparaisse à première vue, est peut-être un premier indice que c'est possible.
Mais alors: attention aux poses, aux contaminations culturelles, aux doxas qu’on véhicule à son insu quand on lit trop. Dans la littérature contemporaine il est en effet de bon ton de nier l’unité et la continuité de l’existence humaine. C’est un courant autobiographique qui dramatise artificiellement l’existence de celui qui passe sa vie en revue. J’y ai choisi des références et il ne faudra pas hésiter à leur fausser compagnie, à les relire d’une autre manière, voire à en faire des contre-modèles.
Il ne s'agirait pas d’en faire un de ces classiques exercices de mémoire considérant les souvenirs comme un archipel d'îlots innombrables à redécouvrir un à un, méthodiquement ou au hasard. J'aurais une conviction solide pour démarrer: à une certaine période de ma vie j’ai senti la nécessité de donner un sens intime à mon existence et par la suite je n’ai jamais dérogé à cette éthique personnelle qui me permettait d'accepter assez docilement les péripéties de la réalité extérieure, les hasards et les compromis, les déceptions et les échecs, mais aussi de faire les choix essentiels garantissant la continuité intérieure. Mais à quelle période exacte, comment j'ai élaboré cette éthique individuelle, de quoi elle était faite initialement et comment elle a évolué ensuite: voilà les questions en suspens auxquelles l'homme immédiat pourrait apporter une réponse, si un tel exercice était bénéfique pour l'avenir.
Il ne s’agirait pas non plus d’un devoir moral, d'un bilan en forme de confession pour prouver, à qui de droit, que j’ai mérité de vivre comme j’ai vécu et, maintenant, d’être pardonné afin de pouvoir mourir en paix. C’est le qui de droit qui a le plus d’importance dans les confessions, c’est la nature de l’interlocuteur ultime, arbitre et référence suprême, Dieu en somme. Or de Dieu personnel je n’en ai pas, pas plus que je n'ai de destin personnel. Ma parole, ma vérité se perd dans le tout. En matière de vie intérieure, je suis mon seul interlocuteur crédible et sûr, même si l'écriture, stade facultatif de l'expression de soi, exige d'imaginer un lecteur qui soit autre.
Et pourtant ma croyance, car j'en ai une, pourrait justifier l'appel autobiographique. Cette croyance se réduit à la double réalité immanente, deux principes dont l’un dérive de l’autre et qui nous environnent conjointement: l’esprit, qui ignore le temps, et la matière, qui s’identifie à lui. Deux réalités en une. S’il est vain d’aller quêter l’attention d’un Dieu qui nous ignore, en revanche il peut être sensé de rechercher l’harmonie définitive entre ces deux principes que la vie dite active a tendance à dissocier artificiellement. C’est un idéal sans implication morale, sans aspiration transcendante ni recherche de salut. Selon cette conception minimaliste, l’autobiographie viserait à rendre intemporelle la matière qui a accueilli puis porté notre vie.
Ne serait-il pas alors plus avisé de m'en remettre aux écrivains qui ont le mieux réussi dans ce sens et, par leur truchement, d'approfondir ma propre nature et de reconstruire ma propre histoire ? La lecture des auteurs que je choisirai d'inviter à mon Banquet peut libérer une parole utile et peut-être même nécessaire. Du fond du passé un certain moi, présent aussi chez les auteurs, donc détaché du temps et de l'espace, surgirait et entrerait en contact avec l'homme immédiat pour lui envoyer des messages personnels susceptibles d'enrichir sa philosophie de l'existence. La médiation de ces auteurs lui permettrait de remonter de ces innombrables moi-au-monde qui embarrassent la mémoire au moi unique capable de rendre compte d'eux tous. Il s'agirait donc de faire entrer ma vie dans le Tout et non de faire un tout de ma vie.