AOÛT 2018

Gilles-Christophe, Août 2018

Pas une chose sans toutes les choses

Un élément du monde sensible, quel qu'il soit, n'est pas à lui-même sa propre justification. Sa présence n'est établie que par l'altérité, c'est-à-dire par d'autres présences. Qui dit un dit deux dit mille dit une infinité. Cette intuition élémentaire rend compte de la diversité du réel, tel un jaillissement, une plénitude. Les choses ne naissent pas les unes des autres, les unes après les autres, les unes par les autres, comme dans une chaîne, un phylum, une cascade. Non elles s'affirment en même temps dans un réseau qui fait prise d'emblée.
A l'homme, sujet sensible, certaines lignes de force de ce réseau apparaissent simultanément. L'habitude, l'entraînement, le désir, affinent sa perception du réseau dans lequel chaque objet s'insère et qui sans lui n'existerait pas.
Chercher l'être unique derrière chaque objet entrant dans notre perception est une attitude intellectuelle qui va à rebours de l'Esprit même si elle est utile à la connaissance scientifique.
Il est permis de penser qu'il en est de même de la Création. La Création n'est pas une fabrique rationnelle qui suit un plan intelligent, étapes par étapes. C'est l'effet des regards croisés que les Formes se portent les unes sur les autres. D'emblée tout est là ; d'emblée toutes les choses sont engendrables. Le temps est artéfactuel et, partant, l'évolution l'est aussi.
Pour résumer : la plénitude est implicite dans le concept de "choses". Pas une chose sans une infinité de choses.
(Inspiré par Plotin ou la simplicité du regard de Pierre Hadot)

Une volonté en souffrance

Inspiré par A. de Libera (Collège de France), cours de 2015 intitulé La volonté et l'action.
La volonté reste le domaine « réservé » du sujet individuel et elle est soustraite au déterminisme causal. Vouloir, ne pas vouloir, vouloir que ne pas, ces trois alternatives sont les trois modalités de la volonté, ses trois bras armés en somme, toujours disponibles, toujours prêts. On pourrait décréter, donc poser par définition, que la volonté est le dernier refuge, toute nécessité bue. Car ce coin secret du sujet existe sans contestation aucune. Volonté et libre-arbitre marchent ici de pair et finalement cette évidence est, paradoxalement, une chose des plus étonnantes. D'où nous vient cette faculté d’échappement à la nécessité qui nous rend responsable de la plupart de nos actes ? Je dis bien « la plupart » car il est des situations, peu courantes en fait, où l'homme n'est pas maître de ses actes et où sa volonté est intraduisible en actes volontaires, des situations où il n'a pas le choix, où il n'est que soumission, sujétion et passivité, des situations où le sujet (qu'il reste pourtant) est réduit en apparence au statut de corps soumis à des lois purement physiques.
Mais cet être subissant et souffrant, qui n'est en apparence qu'un corps, acquiert un autre statut : celui de patient. On pourrait dire que chez lui, la volonté est toujours là, comme une énergie vitale en souffrance et privée d'actes, de pouvoir d'action sur le monde extérieur. Elle est alors prise en charge par ce que j’appelle ici improprement l'imagination, c'est à dire par une représentation virtuelle qui permet au sujet qu'il est de transcender sa souffrance et sa dépendance. Cette capacité de dépassement est pour moi la preuve ultime de l'existence de la volonté comme faculté/puissance autonome, soustraite non seulement à la nécessité et au déterminisme mais aussi à l’actualité et à la réalité. Une énergie vitale sans dépendance qu'il tient Dieu seul sait d'où.

Totipotence et impuissance

C'est vertigineux de réaliser qu'au même moment nous pouvons vouloir, ne pas vouloir, vouloir que ne pas. La concomitance de ces trois possibles en nous donne du crédit à l'idée que nous sommes libres de vouloir ce que nous voulons. Mais cela concorde aussi, a contrario, avec la situation si fréquente d’irrésolution dans laquelle les possibles s'affrontent simultanément dans notre for intérieur nous laissant impuissants à faire un choix, et, qui plus est, à passer à l'acte. Si l'on y regarde de plus près, on perçoit le biais qui nous laisse croire que tous les possibles siègent en nous en même temps, qui nous donne l'illusion de notre liberté. En fait l'arbitre permanent qui est en nous, est à chaque instant soumis à des déterminants variés et variants ; il est littéralement ballotté à l'échelle infinitésimale du temps ; il en résulte, selon le cas, une impression de totipotence ou, au contraire, d’impuissance. Lorsque nous ne sommes pas contraints à agir, c'est l'impression de liberté qui domine : tout est encore possible, alors pourquoi ne pas faire durer le plaisir. Lorsque l'action s'impose au contraire et qu’il faut prendre une décision, c'est alors l'impression d’impuissance qui prend le dessus. Mais dans les deux cas le sujet-agent n'est rien autre que le lieu où toutes les causes déterminantes s’affrontent selon un équilibre qui fluctue à chaque instant t. La volonté (ce que du moins la philosophie appelle volonté) n'est donc pas libre et, pis, ces deux notions n'ont selon moi rien à voir l'une avec l'autre.
La seule différence qualitative qui existe entre les gens, de ce point de vue, réside dans deux groupes de facultés individuelles : (1) savoir identifier et, éventuellement, analyser les raisons et les causes qui nous inclineraient d'un côté plutôt que d'un autre, autrement dit consentir à un jugement sur la situation présente ; (2) franchir le pas qui sépare le vouloir du faire, étape qui atteste la volonté du vouloir. C'est d'ailleurs à cette deuxième faculté que se rapporte le sens populaire du mot volonté.  Tout est ici si complexe, si subtil, si peu réductible au strict rationnel, qu’on a vite fait de conférer à la volonté humaine une dimension métaphysique, dimension qu’elle n'a pas selon moi. J’irai même jusqu’à prendre le risque de dire que le concept de volonté est vide.

Liberté surveillée

Si pour le commun des mortels (comme d’ailleurs pour Aristote et pour Pélage) la volonté est l'énergie intérieure qui nous détermine à agir sur la base d'un jugement, d'une délibération, d'une intuition, d'un assentiment, donc un simple passage entre raison et action, pour les théologiens orthodoxes du Moyen-âge la volonté est une faculté autonome qui s’ajoute, en quelque sorte, à l'arsenal des motifs et des déterminations, voire qui entre en concurrence avec eux. Support de notre liberté donc de notre responsabilité, elle est aussi selon eux l'organe par lequel Dieu nous accorde (ou non) sa grâce. Une « liberté » très surveillée donc, et une « responsabilité » qui m'a tout l'air d'un euphémisme (il faudra y revenir).
Je parle plus haut de l’« énergie intérieure » qui nous fait passer à l'action. Mais ce terme d’énergie est bien abstrait. Ne serait-ce pas tout bêtement l'appétit, le désir ? Et il faut bien admettre que ce désir, si mystérieux, si gênant pour l'esprit, si intrusif, est ici un acteur à part entière. Énergie ? oui, bien sûr, mais énergie venue d'où ? Mue par quoi, par qui ? Force autonome à qui il faut bien faire une place.
Chez l'homme engagé dans la vie active, la volonté est une capacité de transaction entre, d'une part, ce que lui propose le jugement et la délibération intérieure et d'autre part, les forces du désir. Il n'y a pas de bonne solution qui ne soit soutenue par le désir mais le désir peut être vicieux, tout autant que le jugement.

Enthymèmes et autres coq-à-l’âne

Le temps est un syllogisme, le syllogisme est du temps. C'est la deuxième forme de perception de que nous appelons le temps, du temps intérieur, du temps humain. La première forme c'est un écoulement uniforme, un égrènement abstrait, le temps physico-mathématique. Le syllogisme introduit la qualité dans le concept de temps. C'est un temps utile, un temps qui avance et qui fait progresser. Mais ce n'est rien d'autre que du temps humain puisque dans l'absolu le temps du raisonnement syllogistique pourrait être contracté à l'infini, vers le zéro, et que l'on pourrait avancer que Dieu est celui dont le raisonnement est instantané, et sur tout ce qui est susceptible d'être raisonné, et ceci simultanément.
Et il est si tentant, pour nous aussi, d’abréger le temps du raisonnement et de la délibération (à défaut de les abroger), si tentant de se dispenser de la mineure ou de la majeure des syllogismes, si excitant de sauter d'un enthymème à un autre. Si tentant de se laisser guider par le désir et de permettre ainsi au péché de s’insinuer dans le processus.
Chez l'animal, on est tenté de penser que le jugement est absent et que l’appétit, forme primitive du désir, fait tout. L'appétit n'est pas une force qui abrège le raisonnement comme pour le désir humain. Mais qu'est-ce ? Et le désir humain, s'il est vraiment différent de l'appétit animal, a-t-il uniquement pour vocation d’opérer des raccourcis dans les syllogismes et de fournir à l'esprit d'utiles coq-à-l'âne ? Ne s'agit-il pas ici de simples effets collatéraux ? Le désir, comme l'appétit, ne devraient-il pas être plutôt rapportés directement à l'inconscient, une notion contemporaine inaccessible aux philosophes antiques et médiévaux.
Si le désir aboutit à un télescopage et un escamotage des éléments rationnels, l'intuition se présente sous la forme d'un abrégé, d'un raccourci ou d'une synthèse spontanée qui s’impose immédiatement à la conscience. Il est tentant de les rattacher tous les deux à l'inconscient dont ils ne seraient que des manifestations extérieures, des sous-produits.
Car l'inconscient est un lieu séminal plus vaste et qui s'exprime par d'autres voix que simplement celles de la volonté, du désir et de l'intuition. La théologie chrétienne, après Socrate et son daimon, semble d'ailleurs avoir touché du doigt cette notion en pressentant chez l'homme une instance mystérieuse qui, tout en nous reliant à Dieu, juge et arbitre universel, nous libèrerait de la nécessité et du strict déterminisme. Elle ne l'a pas nommée inconscient mais l'a fortement associée à la volonté et à la responsabilité individuelles. Elle l'a distinguée tout autant de l'instinct (ou appétit) animal que de l'intuition et lui a conféré une fonction morale essentielle. L'inconscient de la théologie ouvre l’accès à Dieu et, par la voix intimidante des poètes et prophètes, tout autant que par celle, plus modeste, de notre « démon » personnel, témoigne de son rôle essentiel dans notre présence au monde. Comme Socrate, la théologie chrétienne, nous enjoint d'écouter cet inconscient lorsqu'il veut se faire entendre à nous, nous enjoint d'en avoir le souci et d'en prendre soin, nous rappelle qu’il nous engage personnellement.
Dans cette façon de concevoir les choses, on suppose, encore une fois, qu’il existe un domaine réservé de l'âme au sein (ou à partir) duquel il est possible d’échapper au strict déterminisme et à la nécessité, que les lois de la causalité ne s'appliquent pas urbi et orbi, bref que la liberté, au sens fort du terme, concerne bien l'homme. C'est éminemment contestable. Et l'on voit bien que la dialectique qui conduit à faire de si séduisantes propositions repose sur des notions absolues, non susceptibles de nuances, de degrés de véracité. Il en est tout particulièrement ainsi pour celle de liberté. Or la liberté absolue n'a pas d'application dans le monde réel. Par définition la liberté est relative et les chimistes, qui l'ont adoptée parce qu’elle leur était utile, parlent toujours d’ailleurs de « degré de liberté ». Que reste-il de la liberté humaine dans les raisonnements scholastiques quand on la prive de son sens absolu ? Peu de choses, je le crains. Par ailleurs il me semble plus sage (au sens philosophique du terme) de considérer les éléments innommés et innommables (en particulier ceux relevant de l'inconscient) comme des déterminants à part entière dans le processus de la volonté et de l'action. Ce n'est certes pas nier l'inconscient, le daimon, et les voix par lesquels ils s'expriment en nous. Je me rallie ici à Hobbes et, si j’ai bien compris De Libera, à Buridan aussi.

Le lieu de la grâce

Et pourtant, tout en hésitant à remettre en question le déterminisme, même appliqué aux processus mentaux, on a l'intuition qu’il existe un lieu en notre esprit où le déterminisme n'a plus cours. Ce lieu, on pourrait l'appeler volonté si ce terme ne désignait pas, encore une fois, autre chose dans le langage courant. Dans ce lieu, tous les possibles sont simultanément ; ils sont au même instant sans se nier les uns les autres, sans se neutraliser ni s'exclure, peut-être même sans s'affronter, car ce lieu est préservé tout à la fois du jugement, qui le précède, et de l'acte, qui pourrait le suivre. Selon certains, dans ce lieu Dieu a prise sur nous, il nous y confère sa grâce ou bien nous y enferme dans le péché. Pourquoi ? Parce que c'est le lieu d'une liberté qui nous engage devant lui, une liberté indissociable de la responsabilité morale.
Je suis personnellement d'autant plus réceptif à cette position indéterministe (qu'on appelle aussi libertarianisme par rapport au déterminisme ou compatibilisme) qu'elle s'applique à mon existence actuelle. Existence d’oisif définitivement en retrait de la vie active. Ce passage secret que j'ai décrit plus haut est souvent la dernière sortie avant le péage qu’est l'acte de volition. Pour moi, comme probablement pour tous ceux qui partagent mon statut, il n’est pas obligatoire de sortir de ce lieu. Je m'y plais et ne ressens nulle angoisse à y demeurer. D'une manière plus générale je pense que le jugement, qui n'est que le processus intellectuel de présentation et d'analyse des arguments et des causes, peut en rester là et qu'il y a nulle nécessité à le résoudre en une prise de position définitive, c'est-à-dire en un acte de pensée qui lèverait l'état d'indétermination. C’est aussi le mode de fonctionnement de la plupart des romanciers capables de se glisser en même temps dans la peau de plusieurs personnages, voire de certains critiques littéraires (je pense à Albert Thibaudet) capables d'accueillir simultanément des opinions contraires, d’entrer en sympathie, avec des auteurs disparates dans le même article, sans prendre parti ni laisser le moindre indice qu'il pourrait en rallier un.
Cette disposition intérieure, profitable peut-être pour la création littéraire et pour la contemplation, tend à nous désengager au plan moral. Elle ne peut évidemment pas être adoptée dans toutes les circonstances de la vie, notamment dans celles où il faut prendre un risque, montrer son courage et sa générosité, soutenir autrui, prendre une décision difficile.

Aimer ou haïr

Ce qui importe en effet c'est le moment où l'on sort de la stase d'indétermination. C'est alors, et alors seulement, que se manifeste notre liberté. L’intensité de la force de notre liberté. Il est trop automatique de réduire l'acte à l'action sur le monde extérieur : l'acte peut être un pur acte de pensée, un acte de pure pensée. Ainsi en est-il du sentiment amoureux. Toute expérience amoureuse commence par aimé-je/ n'aimé-je pas ?  Voire, je l'ai vécu, par aimé-je / haïssé-je ? Il arrive qu'on se noie littéralement dans ce dilemme dans le moment-même où l’on est plongé dans le regard de l’aimé. On peut s'y délecter à l'envi, prolonger la situation sans chercher à se déterminer. On peut aussi franchir le pas. Décider par exemple qu'on n'aime pas, et ce choix, dès lors, engage notre responsabilité. Ici, plus qu’en aucune autre situation, elle l'engage vis-à-vis de Dieu. Mais aimer et haïr dans le même temps ne peut-il résulter d'un choix libre, de l'exercice authentique de la volonté ? Comment le savoir ?

le sacré

Pourquoi vouloir se ranger derrière l'autorité consacrée (la religion et l'église) quand on aspire à une existence intérieure complète, donc complexe ? Se ranger, c'est consentir à l’abdication ; c'est arrêter de penser, de s'interroger, de côtoyer le mystère. Et pourquoi ne m’en tené-je pas fermement à cette bonne résolution ? Parce que je crois au sacré. Et le sacré chrétien, qui ne m'appartient pas et ne m'appartiendra jamais, qui est ce à quoi je ne serai de près ou de loin jamais réductible, est hautement désirable pour le salut individuel, si salut individuel il y a. Or c'est le prêtre, quel que soit le jugement qu'on a de lui en tant qu'homme, en tant que citoyen de ce monde, en tant que représentant d'une idéologie politique, c'est le prêtre qui livre l'accès au sacré.
La perfection ce serait donc cela : aller au-delà des dogmes, être capable d'adopter tour à tour toutes les hérésies imaginables (selon le principe, et surtout le désir, de plénitude), tout en s'abandonnant sans aucune arrière-pensée, en s'abandonnant follement devrais-je dire, aux rites et aux mystères consacrés. La vraie humilité, qui est la commensale de l'audace spirituelle, commencera le jour où je pourrai aller à la messe, dire les prières et chanter les hymnes, communier.
Quelques auteurs dont la lecture devrait m'aider : des introducteurs comme Chestov, Chesterton (les deux chés); les maîtres comme Saint-Augustin, Pascal, Nietzsche, Kierkegaard ; les épigones comme Péguy, Bernanos, Weil.

Dipôle

Pourquoi vouloir à tout prix haïr le moi. C'est notre seul point d'attache ici-bas, même s’il est instable et peu assuré, c'est le pôle réel face au pôle imaginaire, l'un des deux pôles sans lesquels aucun courant ne pourrait passer. Me décharger de ce moi pour adopter définitivement la commune vérité, celle qu'enseigne la raison, fût-ce la plus éthérée, la plus sophistiquée, ce n'est pas une morale d'élite contrairement à ce qu'enseigne le stoïcisme. L'exigence supérieure, au contraire, consiste à assumer le rôle du moi comme pôle du dipôle, comme antenne tendue vers Dieu. Pas le moi de l’existentialiste athée qui s'appesantit sur lui-même et qui se contente tour à tour de se haïr et de s’adorer, pas le moi cherchant sa place dans la société, devant le regard des autres et dans l’attente de leur approbation ou de leur envie, non pas ces moi-là bien sûr mais le moi qui use de lui-même pour s'aventurer dans les terres inconnues de l'âme, sans rechercher à tout prix la satisfaction et la paix, son inquiétude et son intranquillité étant autant de signes de vie.

le corps, l’âme et la foi

Philosophe ou religieux ?  Il existe dans les deux cas des esprits hardis et schismatiques et qui savent distinguer à tout moment la vie du corps de celle de l'esprit, qui arrivent à maintenir entre elles la cloison perméable de la raison, et qui n’hésitent pas à sacrifier l'une à l'autre quand il convient. Un exemple : le respect du sacré (objets, symboles, personnes dépositaires) est une concession que l'esprit fait au corps. Si je communie c'est à l'évidence avec le corps que je le fais, c'est le corps qui me le demande, ce n'est pas l'esprit qui a ses propres exigences. Et, pour éviter tout malentendu, le corps ici n'est pas assimilable à la matière, il ne s’oppose pas radicalement à l'esprit, puisque dans les deux cas je parle bien de la vie du corps, comme je parle de la vie de l’esprit. Pour moi, la vie du corps comprend en particulier l’inconscient, l'instinct et l'habitude. Il ne faut pas aller contre la vie du corps, il faut lui laisser sa marge de liberté et ne pas lui donner l'esprit comme arbitre.
La foi réside autant, et peut-être plus, dans la vie du corps que dans celle de l'esprit. L'âme est le lieu de leur réunion. Non pas simplement la réunion de l'esprit et du corps mais celle de la vie de l'esprit et de la vie du corps. Même en mettant à part la foi et le salut individuel, donc l'enjeu proprement religieux, je reste convaincu que ce n'est pas à l'esprit (raison et conscience) qu’il faut consacrer l'essentiel de mes efforts d’étude et de méditation (un écueil vers lequel j'ai trop tendance à me précipiter) mais à l'âme profonde (âme, anima).
C'est en examinant comment vit mon corps, et comment se conduit mon âme-vigie dans ce contexte, que je pourrais comprendre comment je m'inscris dans le monde matériel et, ainsi, construire un avenir qui ne soit pas simplement confit dans la sphère spirituelle. Une tendance spontanée et commune, à laquelle je n’échappe pas, c'est en effet de chercher refuge dans les choses de l'esprit : raison, philosophie, métaphysique, foi religieuse. Je m’abrite successivement dans tous les abris intellectuels, j'adopte tour à tour toutes les conceptions-limites sur l'être individuel et sur l'Être divin, conceptions d'emprunt qui risquent de m'isoler du monde matériel au sens plein du terme, d’effacer ma trace authentique, la seule empreinte qu'on puisse qualifier d'individuelle.
Prise de conscience salutaire, redressement nécessaire, mais il faudrait voir ce que cache cette âme que je mets aujourd'hui en avant et que j'associe spontanément au corps qui vit. Il est certain que l'âme est également la messagère de l'esprit, l'intermédiaire entre le corps et l'esprit. Ils partagent tous deux un langage, un répertoire de mots. Ces mots-repères dont j’use pour rendre compte des découvertes de l'esprit, je dois pouvoir également les recycler pour décrire les voyages de l'âme en ce monde. Mais je mesure en même temps à quel point ces mots abstraits qui servent l'esprit sont insuffisants à servir l'âme. Je mesure leur débilité et leur impuissance à accompagner ce qui vit en nous.
Je me rends compte ce matin (sans doute n'est-ce pas la première fois !) que la philosophie ne rend compte de la vie que d'une manière très conventionnelle, y compris dans sa forme existentialiste. Je la vois ce matin comme une formidable tautologie, un magnifique édifice collectif à la gloire de l'esprit universel et ne servant que l’esprit. Il est vraiment temps pour moi, définitivement, d'en revenir à ma démarche originelle : faire s'exprimer l'âme conductrice, et non plus simplement l'esprit réducteur et redresseur, et décrire la trace vivante et unique que je laisse dans le monde matériel, plutôt que ma traversée des lieux communs de la pensée.
D'où mon retour prévisible, en tant que lecteur, vers ceux que j'avais adoptés d'instinct comme guides dès le début de ce blog, à (Bachelard, Bergson, Poulet, J.P. Richard, Jung, Pessoa, Durrell, Gracq, Leiris). Inspiré par leurs écrits, j'essaierai de mieux me connaître, non plus à travers des convictions métaphysiques et ontologiques d'emprunt, mais en décryptant les signes qui me rattachent personnellement au monde matériel, en affinant ma perception de ces signes jusque dans l'infra-sensible. En repérant ce qui m'appartient en propre dans la réalité matérielle (passée et présente), j'espère pouvoir donner droit de cité, dans le champ de la conscience, au monde poétique que je secrète à mon à mon insu depuis l'enfance, tout en veillant à ne pas en adultérer le fondement instinctif et inconscient, la force proprement vitale.

Tout ce que nous serons jamais

La théologie des pères grecs ou l'impossible défi de contourner la logique d'Aristote tout en se fondant sur elle, d’y faire entrer, contre le bon sens le plus élémentaire, le surnaturel et l’irrationnel. Mais ce qui m'intéresse le plus dans le christianisme c'est l'alliance de la chair et du logos, la prise en compte de la nature humaine dans sa plénitude et non pas simplement comme esprit. Une prise en compte intégrale qui n'a pas pour finalité, dans un second mouvement, de nier, d’effacer, voire même de transcender cette nature, aussi pécheresse soit-elle. C'est peut-être ici le grand progrès sur le platonisme et sur son avatar mystique le néoplatonisme. L'homme reste sur terre tant qu'il vit, tant qu'il pense et qu'il agit. Il est au cœur de la création dont il partage les merveilles et les souffrances. On a tendance à l'oublier quand on néglige le Christ en Dieu, quand on ne fait cas que du Dieu en le Christ. Jésus-Christ parmi nous, donc les deux pieds sur la terre, parmi les choses et les êtres, les hommes, les animaux, les plantes. Il faut revenir à François d’Assise quand on s'est trop imprégné d’Augustin d'Hippone.
La représentation du monde telle qu'elle est construite par les Évangiles et la théologie chrétienne m'apparaît ainsi plus complète que la philosophie grecque (et a fortiori que la philosophie moderne qui n'est que le commentaire de la grecque). Je dis « représentation » car il ne s'agit pas pour moi d'autre chose. Ce n'est pas une vérité définitive, mais une façon convaincante de concevoir la place de l'homme sur la terre comme au ciel. On peut s'y arrêter et y bâtir sa maison. Le Verbe, quand on lui fait confiance, est un tremplin qui nous rattache fermement au réel tout en autorisant un essor personnel à l'écart des normes et des prescriptions. Il forme un Tout dont on doit pouvoir se nourrir jusqu'à la fin, la fin de ce temps et la fin des autres. Il contient tout ce que nous sommes et tout ce que nous ne serons jamais. J’aurais dû dire : tout ce que nous serons jamais.

Roman-pensum

Après mes tentatives infructueuses avec Aragon et Sartre, voici encore un roman-pensum, un des plus grands pourtant de la littérature russe selon la critique unanime : je veux parler du Maître et Marguerite de Boulgakov. Exercice de style, de haute-voltige même, dans le registre du fantastique sur fond de nomenclature communiste dans les milieux artistiques moscovites. Derrière une satire assez superficielle de la société russe (Gogol), une parodie des romans diaboliques et frénétiques (Hoffman, Cazotte, Goethe). Tableaux se succédant selon un découpage de feuilleton interrompant les péripéties des personnages pour mieux les retrouver quelques chapitres plus loin. Une écriture balzacienne, abondante, proliférante, boursoufflée, paroxistique souvent, gorgée de détails jusqu'à la satiété, aussi bien dans le naturalisme que dans l'imaginaire. Des tableaux fantastiques d'une invention visuelle débordante évoquant tour à tour Bosch et Schagall (voyage dans les airs et sur la terre de Marguerite transformée en sorcière sous l’effet de l'onguent du diable).
Une histoire complètement exogène, en apparence du moins, vient s'interposer entre les tableaux moscovites : celle de Ponce Pilate au moment de la Passion. Aux deux tiers du roman, le lecteur ne discerne toujours pas le rapport entre le récit évangélique et les facéties du diable (et de ses acolytes ridicules) dans le Moscou des années 1920. Sinon que le face à face de Ponce-Pilate et de Jésus est le sujet d'un manuscrit du Maître (l’écrivain suicidaire rejeté par son éditeur et amant de cette Marguerite qui vend son âme au diable et se transforme en sorcière) et que le diable en personne, caché derrière les piliers du palais, avait assisté à la délibération de Ponce-Pilate sur le sort de Jeshoua. On imagine que le diable détient la clé du roman et que la signification de cette œuvre si vantée réside dans un rapprochement génial entre ces deux théâtres d’action. Ce suspens a été l'unique ressort de mon intérêt après 300 pages d'une lecture très fastidieuse. Mais après le chapitre du bal de Satan, soit 100 pages plus loin, n'ayant toujours pas perçu le moindre indice, j'abandonne la lecture de ce roman bavard et pléthorique, clownesque et macabre, sans queue comme sans tête, brillant mais parfaitement gratuit, en somme la déblatération géniale d'un enfant attardé.
J'ai l'impression d'avoir perdu mon temps car je mets la littérature à beaucoup plus haut prix. Il n'est décidemment plus temps d'aller me perdre dans les genres périphériques (ici le fantastique) et dans des romans qui ne sont pas écrits avec du vrai sang et des vraies larmes. C'est sans aucun profit, ni pour l’âme ni pour l'esprit.

Une liste de plus

Voilà des mois que je recherchais deux grands thèmes de lecture prioritaires à mener de front : celui du petit matin, plutôt philosophique, et celui de l'après-midi, plutôt littéraire. L'équilibre est difficile à trouver. Je crois avoir trouvé ma pâture pour un certain temps :
  • Idées : le christianisme rebelle, la revendication chrétienne contre l'Eglise (Chestov, Berdiaev, Unamuno, Chesterton)
  • Littérature : l'amour homosexuel dans la poésie (Pessoa, Whitman, Genêt, Jouhandeau).
J'aimerais pouvoir les approfondir au pouvoir au point d’être capable d'écrire le texte de conférences où j'associerai mes réflexions personnelles à des extraits à dire, voire à interpréter.
Au cas où je me lasserai, je garde sous la main deux grands thèmes subsidiaires qui pourraient s'interposer, voire prendre le relais à terme, à savoir :
  • Idées : Universaux et signes du monde physique et matériel à partir des essais critiques de G. Bachelard et de J.P. Richard.
  • Littérature : étude comparative en duo ou trio de certains de mes livres préférés. Exemples :
Journal de Kafka, Livre de l'intranquillité de Pessoa, Journal de Gombrowicz ;
Nadja de A. Breton et L’âge d'homme de M. Leiris ;
Petits poèmes en prose de Baudelaire, et Les cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke.
Le quatuor d’Alexandrie de L. Durrell et Un homme sans qualités de R. Musil ;
Que ma joie demeure de J. Giono,  Un balcon en forêt de J. Gracq, Malicroix de H. Bosco.
. La tétralogie de La règle du jeu de M. Leiris (Biffures, Fourbis, Fibrilles, Frêles bruits) et la composante autobiographique de l'œuvre de R. Barthes (Roland Barthes par Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, La chambre claire).
Programme complet, évidemment impossible à tenir. En écrivant ça je ne me fais qu'inventorier tout ce que je voudrais pouvoir contenir en moi à ce moment précis. Mais la plupart des thèmes appartiennent à mon passé et n'ont plus de pertinence pour l'avenir. C'est comme si je voulais les retenir une dernière fois avant abandon définitif. Or ma recherche est dans le mouvement : elle est imprévisible. C'est un fil que je tire. Un livre n'est intéressant que s'il conduit à un autre livre dont je ne connais pas encore l'auteur ni le titre. Et seul le tout premier sujet, le christianisme rebelle et la revendication chrétienne contre l'église, est capable actuellement de mobiliser mon énergie de lecteur, mais alors de simple lecteur peu soucieux de figer sa pensée dans l’écriture.

Les mots, tout simplement

Les universaux et les signes du monde matériel. Pour la raison, la raison humaine du moins, il n'y a aucune limite assignée à l'inventaire du réel donc au nombre des signes qui nous permettraient de quadriller ce réel puis de l'inscrire, après abstraction, dans l'ordre universel. Ces signes sont les mots, tout simplement. Comme la logique, la sémiologie entre strictement dans le champ de la raison et n’en sort que par infraction ou par effraction. Noyé dans l'univers inépuisable des signes, on finit par n'être intéressé que les déports et les reports, par les formes libres qu’on peut s'autoriser quand on parle et quand on écrit. Par la poésie qui pour moi (je n'en fais pas une définition universelle) est l'affranchissement du langage sous la poussée du cœur (donc un exercice ni gratuit ni formel). Mais aussi, plus généralement, par la remise en cause de la Loi et des Lois, par l'instauration en nous d'un chambardement créatif tirant sa source de la primitivité qui précède la raison et la connaissance et qui se manifeste en rébellion contre elles, donc postérieurement à elles, comme formes évoluées en somme (au sens hégélien du terme).

A la carte

Comme tout apparaît lumineux lorsqu’on dissocie la foi biblique de l'adhésion au dogme, de la soumission à l'église, du respect de l'éthique dite chrétienne. Comme tout apparaît lumineux lorsqu’on en fait un défi à la face de Dieu, une entrée en lutte contre les prétentions et l'arrogance de la raison, pour le droit à l'absurde (Chestov, Conférences sur Kierkegaard).
Je me sens capable de me mettre dans la peau de Kierkegaard, mais tout aussitôt le balancier commence à pencher vers une autre forme de rébellion chrétienne : celle des quiétistes, qui, contre la règle doctrinale, osent prendre leur place au cœur de Dieu sans conflit aucun, sans souci du péché, sans lutte intérieure. En absolue confiance. J'imagine qu'on ne peut lire avec application et profit un auteur aussi désespéré et exigeant que Kierkegaard qu'en étant rassuré qu'un jour on pourra se réfugier dans la chaleur et la douceur du quiétisme.
Ces deux fois en apparence irréductibles, toutes deux hétérodoxes, me touchent : aucune ne m'est étrangère. Je pourrais en user comme j'ai usé tour à tour, et même conjointement, du Stoïcisme et de l'Épicurisme. J'en vois encore au moins une autre dont il faudrait faire usage : celle des mystiques marginalisés par l'église, comme Maître Eckhardt, qui ne s’interdisaient pas de parler à Dieu directement, sans intercesseur.
Comme pour la recherche d'une doctrine métaphysique dans la phase précédente de mon parcours spirituel, je pourrais ainsi, si je le voulais, composer une foi « à la carte », pour l'adapter à toutes les circonstances. C'est moi seul qui assurerais le lien (le moi est-il d'ailleurs autre chose qu'un lien virtuel entre tous les possibles en nous ?). Et peut-être même finirais-je par mettre en harmonie croyance métaphysique et croyance religieuse, en opérant une réconciliation entre la raison et ce qui n’est pas elle. C'est le privilège de l'amateur, contrairement au philosophe ou au théologien, de pouvoir faire son miel de toutes les fleurs de la pensée et de la foi, sans être obligé de s'en tenir à une seule.

Gilles-Christophe, Août 2018