Gilles-Christophe, Juillet 2018
Comme on respire
Après l’extrême mobilité de ces derniers mois,
Qui m'a fait de nouveau passer par tous mes possibles,
Y compris par cet avatar du possible qu’est celui qu'on croit avoir été,
- Illusion de la vérité plus folle encore que les autres –
J'en viens (mais pour combien de temps ?) à ce qui m'apparaît comme la seule attitude sensée :
Construire ma métaphysique personnelle, me projeter hors de ma vie présente,
Oublier qui je suis et ce que je suis dans la réalité des jours,
Afin de vivre, en tant qu'âme, en tant que pur esprit, dans l'éternité.
Cette attitude philosophique m'a toujours tenté, je l'ai toujours perçu comme profondément authentique.
Mais, là comme ailleurs, je me suis perdu dans l’imprimé, j'ai eu l’ambition de l’érudition, je n'ai pas su voir les raccourcis, je n'ai pas assez réalisé que le cours de ma vie s’achevant, il y avait urgence.
C'est dit : je prendrai appui uniquement sur les grandes philosophies antiques, jusqu'au christianisme primitif, et je me retiendrai d'aller au-delà.
Je me mettrai par exemple dans la peau d’un Alexandrin du 3ème siècle ou du 4ème siècle,
D'un modeste disciple de Plotin ou encore d'Augustin, essayant de se bâtir une croyance personnelle,
Avec tous les matériaux de la philosophie antique et les révélations du christianisme naissant.
Je mettrai l'accent plus sur la métaphysique (ontologie, Dieu, nature, cosmos) que sur l'éthique car mon souci d’homme vieillissant est d'imaginer de quoi et à quoi je participe au-delà de mon existence biologique.
Je lirai les textes de base et y puiserai les matériaux de ma réflexion.
Ce souci de « simplicité » je le retrouve régulièrement sur mon chemin,
Et non moins régulièrement je le trahis.
Je me laisse entraîner, dériver, dans l’océan du pensable et du dicible,
Oubliant que c'est moi d’abord qui pense, qui dit, qui fraye un chemin.
Je dois me méfier des exégètes, des commentateurs et des érudits, notamment modernes et contemporains, des professeurs de tout poil,
Ceux-là je ne les lirai qu’avec circonspection, cherchant en eux avant tout ce qui en fait des compagnons de route et fuyant à tout prix l'érudition refroidie, la critique désincarnée, le style et le ton académiques.
J'en ai identifié un qui pourrait être un bon introducteur car il ne cherche pas à imposer une sens définitif aux futurs lecteurs des philosophes antiques, ni à les simplifier pour les rendre digestibles, mais simplement à conduire l'étudiant sur le chemin.
À l’un des nombreux endroits de la doctrine d'où il pourra faire seul la route,
S'émanciper.
Ce guide d'approche c’est Pierre Hadot, que je relirai dans un premier temps pour me mettre en appétit :
- Qu'est ce que la philosophie antique ?
- Plotin ou la simplicité du regard
- La citadelle intérieure, introduction aux pensées de Marc-Aurèle
Mais il ne faudra pas oublier de lire aussi ses autres ouvrages d’introduction à la philosophie antique :
- La philosophie comme manière de vivre
- Exercices spirituels et philosophie antique
L’ultime dignité
Le jardin me donne l'impression d'une beauté jamais achevée, qui ne peut que s'amplifier avec le temps. Et s'il en était ainsi du sage en moi ?
La construction d'une croyance personnelle est l'ultime dignité, la ligne directrice autour de laquelle je rassemble tout ce qui mérite d’être préservé en lui donnant la bonne place. Peut-être finirai-je par adopter l'essentiel de la doctrine chrétienne, mais s'il en est ainsi ce sera en connaissance de cause. Ce sera dûment motivé.
Il me semble ce matin que la déchéance de la vieillesse, dont je vois chaque jour les dégâts autour de moi chez les gens de mon âge (donc quand même pas si vieux !), tire son origine dans la perte d'une certaine dignité humaine. Il n'est pas fatal de diminuer ainsi lorsque par ailleurs on n'est pas atteint d'une maladie organique de sénescence du cerveau. C'est, je crois, qu'on ne croit plus à sa propre raison d'être au monde.
J'aimerais pouvoir dire que, comme pour notre jardin, la beauté intérieure s'améliore chaque jour un peu plus, qu'elle va son chemin et qu'elle y va sûrement. Pour ne pas manquer mon but, il faut éviter autant que possible d'en faire une routine de vie, toujours y attacher la plus grande exigence, et ne jamais tomber dans la satisfaction ou l'amour de soi. Si beauté intérieure il y a, elle est indissociable du principe transcendant qui lui donne sa structure et sa forme.
Je sais où je vais et chaque jour qui passe est un pas de plus, une sorte de bonus vital. Je pourrais au fond mourir demain. Il n'est pas loin, je crois, le moment où je pourrai dire qu'il n’y a plus d'inquiétude en moi. Cette attente avant la mort physique, quelle que soit sa durée, ne sera pas inutile. Ce n'est pas de moi que je remplirai ce temps d'avent mais bien de Dieu ou de l'idée de Dieu.
Dans un tel contexte, il m'importe peu, désormais, de faire ma cour à la société et aux individus. T. partage mes sentiments à ce sujet et je pense que c'est la fin pour nous d'une certaine expérience, ouverte et désordonnée, de la société. Je dois au contraire m’en protéger et rester uniquement soucieux de capter les signes d'amitié et les éventuelles demandes d'assistance personnelle. Je suis convaincu que si mon attitude n'est en aucun cas un modèle unique, elle est pourtant adaptée aux circonstances. Retrait, ascèse, simplicité, respect des autres. Je ne pense pas qu’une telle attitude aboutisse nécessairement à la solitude (en l'occurrence une solitude à deux). Au contraire, elle peut nous lier étroitement et durablement à certaines personnes qui sauront ce qu'elles peuvent attendre de nous, de moi, de lui.
Toujours se rappeler que le chemin que je suis est banal. Qu'il y a mille anonymes tout près de moi qui font silencieusement la même chose, qu’il ne me sera pas sans doute pas permis de les reconnaître car ils ne me livreront aucun signe. Cela serait d’ailleurs peu utile. C'est l'internationale des chercheurs de Dieu qui ne fréquentent pas les églises et pour qui tout se déroule à l'intérieur, dans leur propre conscience.
Mon chemin est devenu si droit, si bien dessiné dans la jungle des possibles, que je pourrais dès maintenant limiter mes lectures, voire tout mon temps libre, aux livres des grands mystiques (ou à leur sujet).
De ces trois domaines circonscrits par la doctrine stoïcienne : Assentiment, Désir, Action, j'ai maintenant élidé le dernier, comme les moines. Ça facilite beaucoup les choses.
Eviter toute précipitation dans la recherche du bon équilibre spirituel. L'acquisition est lente et tout à fait personnelle. C'est une sorte d’assimilation inconsciente, une synthèse individuelle constituée de toutes mes lectures et des réactions à ces lectures. C'est pourquoi il est important de ne pas limiter la lecture des livres de sagesse aux seuls auteurs dont j'ai l'impression qu'ils vont dans mon sens, qu'ils répondent à mon attente, et donc, à l'inverse, de ne pas écarter ceux qui me semblent s'en éloigner. Chez ces derniers, je pense en particulier aux géants Nietszche et Montaigne. La sagesse va d'ailleurs se nicher dans des endroits où on ne l’attend pas. Dans la beauté d'une image, par exemple, et dans ce qui réconcilie le corps avec l'esprit (taoïstes).
Le super-universal et les infra-universaux
Ce que j'aurais tendance à retenir, aujourd’hui, de la doctrine stoïcienne c'est la valeur transcendante de la Raison, la Raison comme synthèse des synthèses, comme chef d'orchestre des Idées et des Formes, des Genres et des Espèces, comme révélatrice de l'intelligible au cœur du sensible, comme introductrice du concept au sein du réel, bref comme garante de notre lien avec Dieu. C'est cette valeur essentiellement positive et profondément optimiste qui fait pour moi l'intérêt du stoïcisme, notamment par rapport à la doctrine concurrente : l’épicurisme. L'épicurisme a un fond résigné et laisse l'homme démuni. Sa morale au jour le jour nous rejette vers nous-mêmes, sans espoir de dépassement. Elle est désespérément triste.
Certains préféreront souligner, comme autant de signes rebutants, la rigueur et le sens inflexible du devoir chez les stoïques, leur mépris du vulgum pecus, leur insistance sur la misère profonde et les inconséquences de l'homme en société. Oui tout ça est peu charitable vis-à-vis du genre humain et je n'aime pas non plus cet aspect du stoïcisme, car je ne crois pas que l'être individuel puisse se construire envers et contre l'être collectif. Sur ce point, l'épicurisme est pire encore qui prône l'individualisme. Je préfère ici la référence évangélique. Mais, comme je l'ai dit plus haut, je ne prélève dans les grandes doctrines de sagesse que ce qui m'intéresse. Je fais mon marché. Et je prétends, ce qui est encore une gageure, faire plus tard de ce patchwork une synthese cohérente.
Quant à la discipline du désir chez les stoïques, partie du ternaire doctrinal qui prescrit à l'individu d’inscrire toutes ses représentations mentales dans la conscience d'un ordre cosmique universel, elle va trop de soi pour moi. Elle n’a rien en soi de révélatrice. Il me semble que je l'ai adoptée de tout temps. De plus elle ne me livre rien de plus sur la nature possible de cet ordre cosmique. Il faudrait ici lire plutôt les ouvrages de vulgarisation des grands physiciens et astrophysiciens contemporains, lesquels se font ainsi les auxiliaires indispensables de la métaphysique et de la spiritualité. (Identifier quelques auteurs et quelques livres indispensables.)
Pour résumer, j'ajoute donc la Raison aux Universaux, peut-être comme super-universal (singulier d’universal) ou universal des Universaux. Un chaînon manquant en somme.
Je retiens au vol ici une idée fugitive qui me passe par la tête et qu'il faudrait approfondir : dans cette hiérarchie des Universaux, et de même qu'il existe un super-universal, on peut concevoir des infra-universaux, qui, dans la hiérarchie, se positionneraient en dessous des Genres et des Espèces, je veux parler des essences, ou des états, de la matière tels qu'il est donné à l'homme, et notamment du poète en l'homme, de les percevoir et que Bachelard inventorie soigneusement, analytiquement, dans ses essais sur les éléments. Je crois d'ailleurs que Bachelard n'a jamais eu le projet de conférer un statut unifié à toutes ces catégories subtiles qu'il a en somme dégagées de la matière. Il ne les a pas intégrées à un système, à une hiérarchie métaphysique, à une échelle montant vers Dieu. Au contraire, inspiré par les doctrines jungiennes en vogue à son époque, il en a fait des complexes psychologiques, des artefacts de la nature humaine, des idiosynchrasies ou des archétypes enfouis dans l'inconscient et n'aspirant qu’à rejoindre les ténèbres d'où elles ne feraient que sortir de temps en temps pour le plus grand plaisir des rêveurs éveillés et des artistes. Mais il est très tentant de retourner la proposition et de faire au contraire de ces valeurs, tout en respectant intégralement la définition qu’en donne Bachelard, des signes universels de l'inscription du divin dans la réalité la plus matérielle. Évidemment Bachelard n'aurait jamais osé !
Comme la gymnastique
Tout le tourment vient de cette volonté forcenée de m'appartenir. Il me suffirait d'user de moi, comme corps et comme esprit, comme esprit-corps, sans plus m'intéresser à mon devenir, à mes progrès, à mon salut individuel. Jouir de ce dont je suis fait, de tout ce dont je suis fait, sans m'interroger sur celui que je suis. Ne pas prendre part à moi-même, et, partant, ne pas me soucier de mon rattachement personnel au monde et au ciel. Ne retenir de moi que le sujet générique décryptant les signes du monde extérieur, l'esprit philosophique et scientifique qui a réussi à mettre le moi entre parenthèses et qui n'a aucun intérêt personnel à comprendre le monde.
Abandonner en somme, - le moment est venu, - toute préoccupation existentielle. C’était probablement une phase indispensable dans la conquête de la dignité intérieure. Mon terrain est à présent délimité de ce coté, …et limité ! Continuer sur cette voie me ferait tourner en rond. Je ne mérite pas plus et je ne peux pas plus. Je dois me contenter de ce que je suis et ne plus y penser.
Essayons de philosopher comme un apprenti philosophe, sans lier mon destin personnel à ce que je peux grappiller du savoir universel.
Étudier comme je fais de la gymnastique
Mon écriture restera donc désormais objective et le je en disparaîtra j'espère à jamais. Et les matières auxquelles je me frotterai pourraient alors ne servir en rien un quelconque projet existentiel. L'étude pourrait enfin être parfaitement désintéressée, et inclure, ainsi que je le souhaite tant, celle des langues (grec, latin et allemand), à côté de la philosophie.
Les mots invisibles
La pensée philosophique est comme un chemin que l'on trace entre les bornes et les repères instables que sont les mots. Souvent un mot magique s'installe dans la place sans qu'on y prenne garde : on en use comme s’il allait de soi. Il va même jusqu'à se rendre invisible, indiscernable pour l'intelligence. Ainsi du mot libre. La logique devrait commencer par traquer dans les propositions ces mots qui n'ont pas, ou plus, de signification objective, qui ont envahi l'inconscient collectif et qui ne s'attachent à rien de rationnel.
M’
Ayant perdu mon souci de salut personnel, je ressens aujourd'hui la philosophe, toute la philosophie, comme une activité stérile de l'esprit. Ces derniers temps, j'en étais venu à me servir de la philosophie comme d'un outil vers la connaissance première, c’est-à-dire ultime, celle qu'on voudrait pouvoir emporter avec soi un jour. Cette forme de gnose qu'on reconstitue à son usage personnel paraît désincarnée ; son fond est fait de principes généraux, de révélations sur l'autre monde ; on y accumule ces secrets qu'on dérobe à Dieu ou qu'on partage avec Lui ; rien n'y paraît mesquinement associé à notre petite personne, ni même au monde terrestre et aux triviaux soucis humains. Et pourtant tout ce travail de l'intelligence et de l'esprit ne vise qu'à une chose : inscrire notre trajectoire individuelle dans le temps, et même : hors du temps. Avec cette arrière pensée prétentieuse que notre moi est assez fort pour parvenir à se transcender et à rejoindre l'universel !
Ultime paradoxe : il faut probablement en passer par là, ou il fallait probablement que moi GC j'en passe par là, pour me réduire en fin de compte à un simple usager du corps et de l'esprit, de ce corps et de cet esprit qui m'ont été donnés. Je ne suis plus ainsi qu'un m apostrophe, un « m' ».
Ma liberté, si ce mot véhicule la moindre part de vérité, s'augmente du poids de moi que j'en soustrais. La liberté est une course vers le vide et non pas vers la plénitude. Elle se vit ici et maintenant et ne s'inscrit ni dans le futur ni dans l'ailleurs. Elle n'est liée ni à l'effort ni à l'exigence intérieure. Elle se vit dans l'immédiat avec les moyens physiologiques dont je dispose, au premier rang desquels mes sens et mes sentiments, mais aussi avec la culture dont je suis malgré moi le dépositaire, en tout premier lieu la langue, la langue française.
La pornographie
Le relâchement de la tension intérieure, la littérature pure, le roman et la poésie, sans souci d'acquis ni de progrès mais simplement de rencontres fortuites, de recherche désintéressée de consonances et de dissonances, de métamorphoses virtuelles, de transmigrations dans des corps et dans des esprits. Et, toujours, comme réservoir de suggestions pour mon propre journal (pensées détachées, évocations, mini-essais).
Et s'il restait une forme de défi intellectuel à mon âge, ce serait d’une part de me remettre à la littérature en langue anglaise, histoire de m’introduire de plain-pied dans ce domaine.
La grande nouveauté c'est ça : vivre par le roman, par la poésie, peut-être par la musique aussi, abdiquer tout souci d’apprendre, de franchir sciemment des seuils, des limites, renoncer à progresser par l'effet de la seule volonté. Cet abandon, ce relâchement, cette perméabilité, tout ceci serait-il le signe de la dépersonnalisation que j'ai tant attendue dès le début de ce cycle de vie ? Serais-je enfin en train de devenir autre, de devenir tous les autres ?
Gombrowicz. La pornographie.
On est tenté dans un premier temps de faire la comparaison avec les Liaisons dangereuses. Deux adultes pervers, Witold le narrateur et Philippe le meneur, essaient de s'introduire dans la vie de deux jeunes gens au sortir de l'adolescence, Henia et…, qui les fascinent par leur beauté animale et par l'attraction qui semble d'emblée les pousser l'un vers l’autre. Si l'on s'en tient à l'épure, le récit décrit la manipulation de cette partie de l'instinct érotique de la jeunesse qui répond au désir des adultes vieillissants. Ces deux mondes érotiques, la jeunesse et la maturité, ne sont pas fermés l’un à l'autre. L'adulte mûr frappe à la porte de l'adolescent mûr, lequel se montre sensible à cette sollicitation et finit par y répondre au-delà de toute attente et en pleine réciprocité. Il ne s'agit pas ici, évidemment, d’en venir à un quelconque acte sexuel. La pornographie, - érotisme poussé jusque à certains de ces derniers retranchements -, mérite mieux. Il s'agit ici, dans un temps préliminaire de préparation, de styliser de manière sophistiquée, en poses presque artistiques, l'amour physique le plus torride pour être en mesure de le dépasser, puis, dans un second temps, de passer à un acte digne de ce nom : le crime.
Je passe évidemment sur les détails de l'intrigue et le cadre dans lequel elle se déroule : un château perdu dans la campagne polonaise occupée par l'Allemagne à la fin de la dernière guerre. Elle se déroule comme une intrigue policière subtile et compliquée et selon une progression proprement haletante. D'autres personnages interviennent dans ce huit clos, notamment deux tiers essentiels, Albert, le fiancé officiel Henia, et, à l'opposé, … sorte de bombe animale de virilité en fleurs, dont le rôle crucial ne se révélera qu'à la toute fin du roman.
L'analogie avec les liaisons dangereuses est finalement très superficielle. Bien sûr il y a dans l'un et l’autre cas une forme de manipulation des jeunes par les adultes, mais dans la Pornographie, les jeunes sont conscients de ce que les adultes attendent d'eux et ils y répondent en connaissance de cause. Ils sont conscients de leur pouvoir d'attraction et dépourvus de naïveté malgré leur primitivité. Ils partagent le désir du mal avec leurs aînés. A la différence des Liaisons, l'enjeu n'est pas ici l’acte sexuel, la possession érotique du faible par le fort (enjeux minables que le XVIIIe littéraire n'a pas pu dépasser, même avec Sade). Il les transcende par un crime accompli de concert à l'encontre de tiers et au nom d'un pacte avec le diable.
Pourquoi écrire ça ?
C'est dur de passer de Gombrovicz (La pornographie ) à Sartre (L’âge de raison). Le pseudo-réalisme de Sartre m'ennuie. Ces personnages de ratés qui se regardent le nombril sont pour moi sans intérêt. Qui plus est, en le lisant on se demande quelle était sa raison d'écrire cette chose-là. Même ennui de lecteur que celui ressenti avec les romans d’Aragon il y a quelque temps. Du remplissage. Des mots succédant à des mots, des pages à des pages. Évidemment ce qui compte ici c'est mon expérience de lecteur, et c'est le lecteur qui bute, qui résiste, qui ne peut plus lire la littérature de ce genre. C'est le réalisme qui m'ennuie au fond, c’est l'embourbement dans les lieux communs, c'est l'absence de transposition, l'absence d'art.
En dehors de la philosophie et de la métaphysique, mon champ d'étude c'est décidément la critique littéraire, là où les idées se collètent avec la langue et avec la sensibilité esthétique. Dans la critique littéraire les sources primaires (romans, poésie) sont autant de prétextes à un certain discours, un méta-texte, un texte au-delà du texte, vers un autre chosesans rapport avec les besoins de la vie. Une éthique encore ? Non sans doute, même pas ça puisqu'il ne s'agit plus de s'insérer dans le monde en tant qu’étant. J'imagine que ce lecteur me ressemble : il est vieux, il a d'une certaine manière déjà dépassé son existence, il l'a épuisée, il s'en trouve allégé. Il a si bien levé le siège que la partie supérieure de son esprit, celle qui n'a plus de liens avec le corps ni avec les processus mentaux de survie, occupe presque tout le terrain. Il n'a plus besoin désormais de se rassurer dans une croyance, dans une foi, plus aucune raison de penser à son salut, de faire le bilan de sa vie, de se rassurer ou de s'inquiéter, de se dresser contre le monde ou de s'y couler (encore moins besoin, est-il besoin de le préciser, de consommer du réel, d’occuper le temps !). Tout cela est derrière lui, en l'état, achevé ou non, où celui qu’il a été (et qu'il n'est plus) l'a laissé. Non, à présent, l'esprit, détaché des contingences vitales, joue avec les idées et les mots, s'en joue, use et jouit de lui-même dans le pur immédiat.
Kleenex
A première vue, ce ne serait pas une entrave. Le consensus est, au contraire, que c'est une condition de la longévité. Penser au sexe, c'est une prescription, presque une injonction. Je pense pour ma part que le sexe et la sexualité doivent être dépassés à mon âge en tant que tendance instinctive, autonome, sans lien avec l'amour. Rien à voir avec la morale, on m'aura compris. Je situe mon propos, comme d'habitude, dans une perspective de libération intérieure, de déprise de la partie du soi avide et consommatrice de réel. Or la sexualité peut être une aliénation, comme le désir une manie, que nous échouons à intégrer au mouvement-même de la vie. Vite fait, vite pris, répété comme un tic, le plaisir sexuel tombe à côté, comme le kleenex après la chose. L'ascèse totale à laquelle j'aspire doit inclure l’abstinence sexuelle. Non pour supprimer quelque chose d’inutile mais pour en augmenter d'autant ma capacité à transcender le réel., comme un exercice spirituel à part entière en somme.
En vrac
Combien il serait commode d'avoir trouvé pour de bon l'esprit dans lequel on voudrait pouvoir se glisser, auquel on voudrait pouvoir s'identifier. Si c'est un écrivain, alors se repaître de ses œuvres, s'en imprégner, ne lire qu'elles, les lire et les relire, sacrifier tout le reste. Devenir cet écrivain, au moins pendant plusieurs années, avant de songer à passer par un autre avatar …ou à repasser une fois encore par celui-ci.
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Et ainsi de suite…, le bonheur ne se voit plus. Il ne laisse plus de trace.
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Fini ces souvenirs qu'on égrène comme un chapelet, qu'on extirpe laborieusement un à un de la mémoire. Ceux qui nourriront le présent se présenteront en bloc à la conscience, toujours les mêmes et toujours différents, prêts à tout moment à s’offrir en recours, jusqu'à ne plus faire qu'un alliage unique susceptible de sublimation.
La tâche la plus difficile de l'âme terrestre c'est de parvenir à forger cet alliage. On peut se contenter de mourir nu, sans passé comme sans avenir. C'est la position de repli, digne et modeste. Mais on peut aussi laisser monter en soi cette lave capable d'emporter tout, de nous embarquer dans un ailleurs où rien de ce que nous avons été ne sera laissé sur le chemin.
Rien que l’amour
Pour moi, les souvenirs les plus importants sont ceux de l'amour, sentiments et désirs mêlés. Ceux-là seuls s'invitent naturellement dans le présent, même si c'est en désordre et sans crier gare. C’est d'eux que je parlais plus haut : les souvenirs de mes actes réellement constitutifs, les braises encore vives de l'être en formation et en quête d'un certain avenir. J'ai relégué tout le reste (famille et enfance, carrière professionnelle, voyages sans amour) dans un coin mort de la mémoire d’où ils ne sortiront peut-être jamais. Avec celui dont je partage la vie depuis près de 30 ans j'ai construit une forme d'éternel présent où la mémoire ne s'impose pas en tant que mémoire. Tout ce que nous avons vécu et partagé me semble intégralement véhiculé par le présent.
Ce tri entre les souvenirs, opéré spontanément par la mémoire, je lui attribue un but inconscient mais prioritaire : réhabiliter l'homme en formation que je fus entre 20 et 40 ans. Réhabilitation nécessaire au moment du bilan car sur le moment, pendant ces deux décennies cruciales d’expérience existentielle, j'ai trop souvent ressenti ma vie sur le mode de l'échec ; je l'ai constamment dépréciée. Or les tentatives amoureuses et les péripéties professionnelles de cette période, si décevantes sur le moment, m'ont fait celui que je suis. Je les perçois à présent comme des signes d'engagement fort dans l'existence, de lutte pour la sauvegarde de l'essentiel, cet essentiel dont j’ai la prétention d'être le porteur actuellement et dont je jouis enfin pleinement.
Je reviendrai donc immanquablement ici sur cette période cruciale de ma vie, afin de rétablir une certaine continuité entre mon passé et mon présent, et surtout par reconnaissance envers celui qui interprétait si mal alors la portée de ses sentiments et de ses désirs, les conséquences de sa volonté et de ses actes. Il faudra essayer de mettre en regard le ressenti de l'époque et l'interprétation que j'en donne maintenant.
Sylvie
Sylvie de Gérard de Nerval, que je relis pour mieux comprendre l'essai de Georges Poulet : Sylvie ou la pensée de Gérard de Nerval (dans Trois essais de mythologie romantique). L'amour idéal et inaccessible (Aurélie la comédienne à travers Adrienne la religieuse à moins que ce ne soit le contraire) versus l'amour réaliste et à portée de main (Sylvie). C'est un lieu des plus communs qu'on retrouve dans mille romans et aussi dans la plupart des vies réelles, comme dans la mienne par exemple. Pour moi les amoureuses étaient des amoureux, mais le dilemme n'a rien de fondamentalement différent. Quand on est jeune et très idéaliste, comme je l'étais, on met la barre très haut. Et, bien entendu, on la met à une hauteur telle que la réalisation (comme de vivre ensemble pour la vie) en devient impossible. L'idéalisme amoureux est une forme de négation de la réalité qui renvoie l'amoureux à lui-même, qui l'emprisonne dans son dilemme et le dispense d'engagement avec l'autre.
Conflit si banal, si automatique chez certains, que l'intérêt et la beauté de la nouvelle de Nerval ne réside évidemment pas dans cette tension entre idéal et réel. Non, la réussite de cette œuvre majeure de la littérature française réside pour moi dans le rendu de la fuite du temps s'effectuant selon plusieurs paliers, dont les trois principaux sont les suivants :
Temps A (suggestion). Le narrateur parisien, amoureux transi et éconduit d'une comédienne (Aurélie) est rappelé à son enfance dans le Valois à la lecture dans le journal de l'annonce d'une fête traditionnelle; arrivé sur place, il retrouve certains des protagonistes de son enfance dont Sylvie, une dentellière du pays qu'il a aimée autrefois et à laquelle il reste attaché par un amour véritable, partagé, raisonnable et néanmoins toujours chaste.
Temps B (résurrection). Grâce à elle, l'évocation du passé fait ressurgir l'amour idéal pour Adrienne, jeune fille incassable de l'aristocratie vouée au couvent, amour impossible qui s’identifie confusément à celui que Gérard ressent pour Aurélie la comédienne.
Temps C (désillusion et dégradation). Temps majeur qui se décompose lui-même en plusieurs paliers. Retourné plus tard encore sur les lieux, ceci à plusieurs reprises, le narrateur assiste à l'installation progressive de Sylvie dans sa nouvelle vie de femme mariée, emportant avec elle les souvenirs de l'enfance.
Cette fragmentation du temps vécu du souvenir aboutit, en dernier ressort, à sa dégradation irréversible. Le temps de la résurrection qui, chez Proust, est associé à une transcendance salvatrice, est au contraire ici le point culminant d'une courbe qui conduira à la chute. De ce point de vue, Nerval est plutôt dans la lignée de Chateaubriand et des Mémoires d'Outre-Tombe et de la Vie de Rancé. Mon analyse est bien sûr trop réductrice : ces paliers multiples du temps de la mémoire se télescopent dans le récit ; Nerval passe subrepticement d’un palier à un autre, pour revenir plus tard au premier, et prend ainsi soin de nous égarer dans les méandres de son propre esprit (souvent Chateaubriand le fait aussi).
Puisqu’il s'agit ici, principalement, de rendre compte des résonnances des lectures dans mon aventure intérieure personnelle, je voudrais noter que pour moi, contrairement à Nerval et à Chateaubriand, et à l'instar de Proust, la mémoire doit devenir une force positive et, loin de désagréger le temps, doit le constituer, l'instaurer, lui conférer sa véritable consistance. Peut-être que le temps est uniquement mémoriel, immatériel, sans fondement ailleurs que dans l'esprit. Peut-être le temps n'est-il qu’un voyage spirituel, un voyage dont je n'arrête pas de faire les préparatifs sans me décider à prendre la route.
Mais si j'insiste, par inclination personnelle, sur les implications métaphysiques de cette nouvelle, ce qui m'a le plus séduit c'est l'infinie humanité qui se dégage du récit. Sa douceur, son respect pour les êtres, pour les humbles, pour les traditions populaires remontant au paganisme. Son ancrage dans la géographie du terroir historique qu'est le Valois (entre autres : les influences florentines apportées par les Médicis, Henri IV et Gabrielle d'Estrées, la tradition néoclassique des philosophes du XVIIIe, particulièrement en matière architecturale). Pas d'intellectualisme ici, juste une vision fraîche et réconciliatrice de la vie provinciale, rousseauiste en diable, idéalisée donc, mais vraie car sans clichés ni notations trop folkloriques. Le plaisir du lecteur est lié ici à la redécouverte en lui d'une force aimante, presque virginale, trop souvent délaissée mais encore intacte.
Augustin et la grande chaîne de l’être
Deux lectures non achevées qui me laissent froid, qui sont autant de fausses routes dans mon parcours. D'abord une biographie d'Augustin d'un certain Louis Bertrand puis ce manuel d'histoire des idées qu'est The great chain of being de Arthur Lovejoy. Laissons de côté le premier qui est le summum de la fadeur : il faut le faire avec un tel personnage ! Quant au second, c'est un ouvrage de référence mais tellement gorgé d'érudition que ma pensée de lecteur ne parvient pas à s'émanciper. Encore une fois, je ne cherche pas à me cultiver.
Je reviens à Pierre Hadot en attaquant cette fois-ci son ouvrage sur Plotin : Potin ou la simplicité du regard.
Ne pas révéler les coutures : les livres sont de simples prétextes, souvent des prothèses pour la pensée personnelle. Des tremplins.
Il est temps, vraiment, de passer à la contemplation, à l'incantation, à la louange ou la déploration, et de laisser là ma carrière de raison et d'explication. D’accepter enfin de m'insérer sans arrière pensées dans le cadre chrétien de la même manière que Chateaubriand l'avait fait, c’est-à-dire avec ma pure sensibilité. Sans ce choix définitif, je n'avancerai plus désormais. Entrer résolument en religion, c'est donner définitivement un sens à ma vie et un sens à ma mort. Vie et mort qui ne font désormais qu'une. Une abdication indispensable.
Il est douteux que l'objectivité du regard de l'étudiant (ou du professeur, ce qui revient au même) soit compatible avec le progrès spirituel. Ce qui garantit le perfectionnement au cœur de l'être ce n'est pas la justesse du jugement ni l'exhaustivité de l'information qu'on peut glaner sur tel ou tel point de philosophie ou de métaphysique, c'est la volonté d'être meilleur, au nom d'une certaine éthique individuelle, c'est se laisser guider en somme par les voix intérieures. Ce qui est différent de l'interrogation existentielle qui fait de la personne le lieu vivant, - dans le présent de ce qu'il est et uniquement dans ce présent, - d'une certaine pensée de l'absolu. Non, c'est bien la projection de moi dans un monde meilleur et plus beau qui doit conduire ma démarche spirituelle désormais.
C'est donc une démarche résolument spiritualiste, qui s'inscrit dans un projet tendu vers le futur, dans le cadre d'une foi donnée (qui peut être mise à l'épreuve) ou d'une doctrine éthique et qui ne trouverait pas dans la seule pensée individuelle les ressources nécessaires ; qui ne satisfait pas du soi tel qu'il est au présent (existentialisme) ni tel qu'il serait de toute éternité (personnalisme, caractérologie) ; qui s'émancipe du naturalisme et intègre les symboles, les mythes et les paraboles.