JUIN 2018

Gilles-Christophe, Juin 2018

Mes cailloux

Comme lecteur d’idées, la liberté que je me suis octroyée c'est de parcourir des champs entiers de la philosophie, à grandes enjambées, souvent très superficiellement, pour dénicher la pierre philosophale du moment. 
Ces cailloux philosophaux, une fois rassemblés, finissent par construire un système personnel qui me représente assez bien et que j’ai l'impression d'avoir édifié de mes propres mains.
Je voulais dégager ici l’idée qu'on peut faire de la philosophie un usage très personnel sans être pour autant un spécialiste, un professionnel. Les lectures sont un substrat et un ferment de la pensée individuelle. On n'a pas, en tant qu’amateur à la recherche du message-à-emporter, à être fidèle aux textes ni à se revendiquer d'aucune école de pensée. On joue avec les idées pour le plus grand profit de l'esprit, sans souci de laisser une trace de cette activité de pensée mais avec celui quand même d’obtenir le visa pour l'autre-monde.
Quelle référence ?
Je retiens provisoirement deux ou trois choses du séminaire de Alain De Libera du Collège de France sur les Universaux. 
D'abord la question, objet de la querelle médiévale des Universaux, une question que je me pose personnellement, et vitalement, en tant que quêteur d'une foi à emporter. 
Voici ma propre formulation laquelle est évidemment différente de celle où de toutes celles que se posaient les hommes du XIe siècle (entre autres). En trois questions étroitement liées :
(1)        où se situe la limite des choses que nous sommes en droit de juger réelles, c'està-dire de faire partie d'une réalité extérieure à notre esprit ? 
(2)        quelle est l'instance qui peut décider de cette limite ? Quel est l'arbitre en la matière ?
(3)        les conceptions de l’esprit humain, notamment les principes universels et nécessaires (vérifier le terme utilisé par Cousin), les Idées et les Formes, mais aussi les Catégories telles que Aristote les as distinguées, à savoir le Genre, l’Espèce, la Différence, le Propre et l'Accident ont-elles droit au statut de réalité extérieure à cet esprit humain ?
Poser cette première série de questions, c'est d'abord mettre le doigt sur une des impuissances fondamentales, et probablement irréductibles, de l’esprit humain. On est donc au cœur de la métaphysique. Comme je construis pas-à-pas une foi-à emporter, je dois m’engager personnellement sur ce point, comme sur d'autres points-clés de métaphysique, m’engager après mure réflexion, et avec le soutien des livres. Dans cette série de questions sans réponse que l’opinion commune, voire la plus éclairée, soit en mesure de garantir, c'est finalement la seconde qui est la plus fondamentale. Elle pose le problème de la référence ultime, ou de la référence première, au choix. Elle indique, et je reste logique ici, on-ne-peut plus logique, qu'il y a bien quelque part une réponse à la question apparemment sans réponse que je me pose. Telle est la métaphysique. 
Reste à prouver que la question est bien posée, qu’elle est parfaitement conforme aux règles de l’entendement (et en particulier qu’elle est valide selon la logique). Si c'est le cas, je suis alors en droit de dire qu'il y a quelque part une réponse à la question que je me pose. Mais que mon entendement ne peut aller plus loin que de proposer plusieurs réponses possibles. Ma liberté, qui diffère de mon entendement, c'est de me bâtir une conviction personnelle, étayée par l’entendement, par mes lectures et ma réflexion. En croyant à la pertinence de ma propre question, en étant persuadé qu'il y a quelque part une réponse et une instance qui garantit cette réponse, je manifeste déjà un début de foi. Je peux déjà m'y rattacher et faire de toutes mes questions de métaphysique, mûrement réfléchies, une sorte de viatique que je présenterai le moment venu à ce qui me dépasse et me fonde.
Gardant toujours en tête ce principe de l'existence de la référence ultime, qui vaut à mon avis pour toutes les grandes questions de métaphysique résonnant dans l'esprit de l'homme, revenons au problème spécifique des Universaux qui n'est que l'une de ces questions (l'autre, aussi importante pour moi, étant, je le rappelle, la coexistence et le rôle mutuel de la matière et de l'esprit).
J'aimerais d’abord pouvoir me donner le moyen de vérifier que le complexe de questions par quoi je formule personnellement le problème (voir plus haut) est valide au double plan logique et sémantique. Et j’anticipe que cela va sans doute me demander du temps et des lectures !  Il m'apparaît tout d’abord que les trois questions supposeraient de lever l’ambiguïté sur la notion de réalité, ou de réel. Un véritable gouffre ! Qu'est-ce qui fonde la réalité ? Est-ce ce qui a son fondement à l'extérieur de l'esprit humain, ou, de manière plus restreinte, ce qui a son fondement dans les Choses. Mais, dans ce dernier cas, que sont les Choses ? Avant de statuer sur la réalité des Universaux, ne faudrait-il pas être capable de choisir sa propre définition du réel, comme premier article de sa foi ?
J'en reste là pour ce matin tout en pressentant que la suite du séminaire va m'apporter des éléments précis pour définir les attributs, ou la marque, du réel, préalable indispensable pour apprécier si telle ou telle conception de l'esprit humain (Idées, Formes, Catégories) a son fondement à l’extérieur de cet esprit lui-même. Les prochains cours traitent en effet de la réalité du mal et des produits de la pure imagination. Je pressens aussi que l’œuvre fondamentale à lire dans ce domaine pour alimenter ma réflexion serait les Trois dialogues entre Hylas et Philonous de Berkeley.
Sans doute à lire immédiatement après le texte du séminaire de De Libera.
J'ajoute que je reviendrai plus tard sur les différentes attitudes philosophiques possibles vis-à-vis de ce problème en motivant mon propre choix. Il me semble que bien poser le problème est prioritaire et qu'il ne faut pas en précipiter la résolution. Encore une fois, j’utilise les œuvres philosophiques, et les cours, en vue de mon salut personnel, sans souci d’érudition ni d'acquisition délibérée de connaissances. Je ne fais donc pas ici un résumé de ce que j'ai lu mais je laisse des jalons dans le parcours (très orienté) de mon propre entendement, au fil de mes lectures erratiques.

Le ça de ma pensée 

Il me sera difficile de m'en tenir à la métaphysique comme lecteur et comme étudiant car, même si une intense curiosité me porte vers ce champ intellectuel, je ressens l’extrême lourdeur de la démarche. J'aimerais pouvoir m'y frotter comme l'aile de l'oiseau l'air.
Rien n'est impossible. Il est possible de voler en pensant. Cette impression de lourdeur et de contrainte est probablement liée au fait que je me mets en quête d'une vérité trop définitive, d'une parole qui désigne et concerne qui je suis. La contradiction dans la démarche de ma pensée, depuis que je me suis mis sérieusement à la philosophie, est de croire implicitement que cette pensée est unique et mienne, qu'elle se cherche comme je me cherche moi-même, que je cherche le qui que je suis. La question du salut personnel, que j'emprunte sans vergogne aux chrétiens, est une composante caractéristique de cette tendance. 
Pour réamorcer sainement la pensée, peut-être faudrait-il la décharger de ce devoir d'identification au moi. La pensée dont je suis l'agent est une création extemporanée qui n'a pas de valeur absolue et qui ne se rapporte pas à un hypothétique moi. Elle ne me définit pas et ne me définira jamais. Elle est un ça. Et pourtant ce n'est pas le produit d'un jeu de l'esprit. D'abord parce qu'elle garde toujours un certain côté vital, indispensable à mon équilibre et à ma plénitude (sensation d’être ici, sensation d'en être), et ensuite parce qu'elle s'approche à l’asymptote d'une vérité quand-même, oui d’une vérité, qui n'est pas contenue dans les réponses aux questions que je me pose, mais à la teneur de l’espace que je parcours et que j'analyse en le parcourant.
L'agent de pensée que je suis est comme la paramécie qui, avec les moyens des plus élémentaires, exploite au mieux le milieu dans lequel elle a été jetée par hasard. L’être auquel cette pensée se rapporte survit par elle. Cet être est peut-être moi, je le concède, mais ce qui importe n'est pas ce que ce moi pourrait devenir dans un hypothétique futur ou dans un hypothétique autre monde le salut), ni ce qu’est exactement ce moi, mais que ce moi soit au présent immédiat.
Ma pensée c’est aussi bien ce bateau ivre qui progresse dans un monde sauvage et complexe porté par un cours liquide et paisible. 

Moi, usager du moi

« Je » n'existe pas sans ses propres actions et ses propres volontés. Il n'y a pas de je « nu ». « Je » ne se balade pas dans l'existence les mains dans les poches. Si « je » existe, c'est sous la forme d'un usager de la volonté, d'un usager de l'action. Le « je » nu rendu à lui seul, sans attache et sans lien, est un produit de l’imagination. Et quand je me complaisais dans l’idée, que je croyais originale et révélatrice, que le moi n'existait pas, je ne faisais que traduire de manière vague que le moi n'est pas une essence, qu'il est en vérité suppôt et usager, qu'il n'est que cela mais qu'il est tout cela. 

Élision de l’être  

Oui, on peut se passer de l’être. On peut le contourner par la pensée. J'irai plus loin encore, la pensée nous a été donnée pour contourner la question de l’être. Mais attention : il ne faut jamais oublier que premier axiome, qui préside à la logique et à la grammaire, c'est que l’être est. Alors n’oublions pas mais passons outre, allons de l'avant, nom de Dieu.

Gymnastique vocale

Penser et dire. Dire donc écrire et parler. Parler à quelqu’un, à quelqu’un qui est près mais aussi à quelqu’un qui est éloigné. Penser, dire et faire. Penser, se projeter, engager son corps. J'ai été frappé, hier, d'entendre à la radio la voix chevrotante d'un ancien chanteur qui malgré son âge a pourtant gardé toute sa présence d’esprit. Il me semble que sa voix n'a pas pu suivre chez lui le cerveau. Qu'elle ne le sert plus comme elle l'aurait pu. La voix doit être traitée comme le corps dont elle est un élément essentiel : elle doit être entraînée comme les autres organes pour ne pas trop de perdre sa force, de son timbre et de sa souplesse. Comme on ne peut pas tous les jours parler devant une audience à voix forte, comme un comédien ou comme un professeur, il me semblerait essentiel d'inventer une activité utile et plaisante à la fois qui vise au même but : entraîner la voix. J'en reviens donc naturellement à l'enregistrement audio de livres que j'ai déjà envisagé plusieurs fois (voir même ma fiche technique à ce sujet), la priorité étant donnée à la poésie (La Fontaine, Racine, Hugo, Rimbaud, Pessoa, Whitman, Lorca) et au choix de la bande sonore.

L'ami et les amis

Même lorsque tu es prêt à jouir de ta solitude, à te replier sur ton esprit et t’enfermer dans ton jardin, définitivement, même alors tu cherches autrui à travers l'ami, d'une part, et la communauté, d'autre part. Cette double quête de l’autre acquiert enfin un sens, mais jamais elle n'est acquise. Les croyants sincères ont Dieu pour Ami et l'Eglise pour communauté. J'ai quant à moi la chance d'avoir un ami pour la vie, en chair et en os et tout près. Quant à ma communauté, je la construis avec les livres, je la rassemble, je la tiens chaque jour plus serrée autour de moi. Elle n'est pas virtuelle ni imaginaire : ceux qui en font partie, des écrivains, des philosophes, me soutiennent sans le savoir. Le noyau qu'ils protègent ce n'est pas moi, c'est la part ultime et infime d’esprit que j'ai reçue en héritage.

Un cycle complet

Ce rassemblement autour du noyau ne peut se faire si l'on violente le cours des choses. Il faut imaginer une fleur qui redeviendrait bourgeon après être passée par le stade graine. Il faut laisser la vie aller à rebours. Vouloir nuit à la liberté. Ainsi désirais-je une foi dernière sur laquelle je puisse m’appuyer définitivement, aussi floue et accueillante soit-elle. Et je me suis très vite rendu compte que ce désir volontaire, dirigeant mes élans dans une seule direction, m’empêchait de recueillir les éléments de la reconstruction, d'attirer à moi, aimant, toutes les miettes. Il ne s’agit plus seulement de redevenir tout indistinctement, il faut désormais refonder le cœur avec ce tout qu'est, quoi qu’on en dise, une vie d'homme. Faire, comme la fleur, un cycle complet. 

Un en un

Flottement et indécision, tels sont les traits apparents de mon comportement dans cette phase particulière de ma vie. Certains m'ont fait comprendre que je manquais par là de fiabilité. Ils ont raison : je redeviens libre, je deviens maître de mon vouloir donc de mon non-vouloir. Je reprends la main. Aucune instance extérieure ne me dicte mon comportement. Le deuxième homme en moi, c'est moi, de plus en plus. Le « deux en un » devient peu à peu « l’un en un ». Comme Dieu, et c'est la seule définition certaine qu'on peut donner de Dieu, je ne dépends que de moi et le déterminisme n'a pas de sens s'appliquant à moi comme agence.

La solution par le rêve

Approfondir la pensée n'a pas de fin et, partant, pas de sens en tant qu'acte de raison. Le rêve est plus riche, plus indéterminé, plus cosmique. Le rêve construit le monde dans lequel on aimerait vivre. Il est capable de faire le lien avec le monde réel, conciliation et réconciliation. Le rêve est notre vrai salut.

Geste et conscience

J'essayais alors de me réfugier dans l'imaginaire et ma vie était double. Performant et responsable dans mon travail, je n'y étais en fait pour personne. La vraie vie était toute intérieure : nulle communication entre ce que j’étais et ce que je montrais à l’extérieur. La parfaite solution de continuité en somme. Lorsque j’ai quitté le monde du travail, la vie réelle m'a semblé plus acceptable qu'avant. Je m'y suis fait. Il n'y eut plus dès lors séparation radicale entre le geste et la conscience. Ma pensée prolongeait assez bien ma vie, ne serait-ce que pour la dépasser, pour lui donner, de haut, de la profondeur. Mais à présent cela ne suffit plus. J'ai crû encore tout récemment que j'avais besoin du surnaturel de la religion, mais c'est de pur rêve dont j’ai besoin et dorénavant j'en ai besoin non pour dépasser la vie mais pour dépasser la mort.

Renoncer encore et toujours

Dernier deuil, tout dernier abandon : la culture philosophique, charge trop encombrante pour l’âme, qui me coupe littéralement les ailes. Je renonce dès lors à expliquer et à comprendre. Je renonce à me bâtir un modèle d'intelligence de ce monde-ci et de l'autre. Je renonce à toute foi, à toute croyance. Je ne voudrais que chanter.
… Ces mots que je mettais en ordre, ces idées que j’alignais, jamais ils ne m'ont rapproché de mes semblables, ni du plus semblable des semblables à savoir moimême. Alors à quoi bon toucher l’être raisonnable en moi ? À quoi bon rejoindre l’être collectif, qui, comme Dieu, n'est qu'une fiction banale et plate ? 
… On doit consentir à se tuer un peu pour mieux mourir, pour ne pas mourir trop bêtement. Il ne s’agit pas de trouver sa consolation et encore moins de l’apaisement, mais sa voie propre. La vie n'a pas de but, pas de fin : elle n'est qu’un cheminement qu'il n'est pas judicieux d’interrompre, tant activement (le suicide, exceptionnel) que passivement (la démission vitale, fréquente). Toujours avancer et si possible à rebours du conformisme ambiant. Ne jamais chercher la tranquillité intérieure à n'importe quel prix.
… Un terme au-delà duquel la solitude est inévitable et indispensable. 

La raison, principe de liberté 

Cause n'est pas raison. La raison est un principe supérieur qui rend l'homme libre en le faisant son propre maître. La cause nous impose et nous en impose. Les deux, cause et raison, contribuent à nous déterminer, mais la première, venant de l’extérieur, nous aliène et nous rend dépendant, tandis que la seconde, qui vient de l’intérieur, renforce au contraire notre liberté. La contingence (ou l'indifférence) est le propre des substances non soumises à un déterminisme quelconque, qu'il soit cause ou raison. On parle ici d’absolu, du « rien ». Selon cette position leibnizienne, tous les degrés de contingence sont envisageables. À l'autre bout de la chaîne, Dieu est la substance absolument libre, c'est-à-dire dont toutes les déterminations viennent de l’intérieur, de la raison avec un grand R. Être leibnizien ici, c'est donc faire de la raison un principe transcendant, métaphysique qui nous lie à Dieu. A l’intérieur les passions sont évidemment autant d'entraves à la raison.
Le non est souvent la voix de la raison, et l'on accède au « non » à l'issue d'une approche réflexive et sinueuse qui en impose paradoxalement comme signe de l'irrésolution. C'est au contraire le signe d'un travail positif qui vise à éliminer du for intérieur, un à un, les mauvais arguments. La liberté, qui se mesure en degrés et qui n'est pas un « tout ou rien », c'est bien la capacité à se déterminer de l'intérieur, en usant de sa raison, au sens que l’âge classique donnait à ce terme de raison, c'est-àdire, au fond, de sagesse.

Gaspillages

Les gens dits entreprenants ou d'initiative, c'est-à-dire capables d’imprimer à tout prix leur marque sur le réel, donnent l'impression d'user d'une grande liberté. Il faudrait voir. On pourrait juger au contraire qu'ils usent le réel à défaut de pouvoir user d’eux-mêmes. Le souci du soi comme sujet d'usage prévient bien des gaspillages.

L'indéterminé et l'indéterminable

L’Indétermination et la Nécessité sont les termes limites d'une notion à laquelle on n’a pas donné de nom, me semble-t-il. Le langage les manie comme si elles étaient réelles mais elles ne le sont pas. Dans la réalité elles forment un mélange où toutes les proportions sont envisageables. C'est pourquoi Leibniz a raison de ne pas trop simplifier la question. Il préserve jalousement l’idée de contingence, au moins dans son application à l'homme, alors qu’il est lui-même un déterministe pur et dur. N'y at-il pas ici une contradiction ? Non, c'est qu'il pense que la liberté existe, qu'elle est liée à la raison, et que son domaine transcende celui de la causalité pure. La raison confère à l'homme l'inclination à vouloir et à faire sans nécessité, au nom d'un Bien qu'il perçoit de l’intérieur. Il ne fait donc pas de contingence et indétermination des synonymes, contrairement à beaucoup d'autres.
On voit ici à quel point la philosophie peut jouer à l’envi sur les mots et l'on est tenté d'adopter le point de vue logique ou sémantique pour analyser et critiquer des idées de cet ordre. Et ici, dans cette distinction entre indétermination et contingence qu’opère Leibniz, peut-être ne faut-il voir que la distinction entre l'indeterminé et l’indéterminable, l'indéterminable, qui préserve l'essentiel de la notion de contingence, supposant un déterminé à venir ou un déterminé hors de portée. Impasse : ne serait-ce pas alors notre ignorance des déterminations, à tel instant t, qui garantirait notre liberté ? Non bien sûr, c'est pourquoi il faut aller plus loin encore que de jouer simplement sur le flou inhérent à la notion sémantique
d’indétermination. C'est ce que fait Leibniz en enrichissant, symétriquement, la notion de déterminisme. Pour lui le processus de raison incline sans nécessité le vouloir et le faire mais le détermine pourtant concrètement. Autrement dit : le déterminisme n'est pas assimilable à la nécessité car il contient toutes les causes non nécessitantes que la raison prodigue. Si j’interprète correctement, la raison, processus occulte se faisant presque à notre insu, fournirait au sujet voulant et agissant, des motifs facultatifs de vouloir (ou de faire) comme ceci ou comme cela. Facultatifs mais bons et justes par rapport à un référentiel de valeurs transcendantes. Cela nous rapproche des conceptions platoniciennes sur le bien (mais aussi le beau et le vrai). C'est faire en effet de la Raison un organe transcendant du Bien échappant au déterminisme classique des causes physiques externes. Le caractère de contingence reposerait selon Leibniz sur le fait que l'homme peut tout aussi bien faire le contraire de ce que le sens intime (ou raison) lui conseille de faire. Il existerait en somme pour lui deux domaines disjoints du déterminisme universel, irréductibles l'un à l’autre. L'un permet à l'homme de vouloir et de vouloir faire selon ce que cette raison transcendante (ou sens intime) lui propose. Cela semble cohérent interprété de cette manière, mais il y a ici tant de notions imbriquées ici les unes dans les autres, chacune grosse de contre-sens et de malentendus, qu'on serait tenté de s'en remettre à la pure logique pour extraire le vrai du faux.

Nécessaire et/ou suffisante

Un des défauts (ou une des incapacités majeures de l'esprit) est de confondre cause et condition.  Cette confusion en entraîne une autre : à savoir entre causalité et logique ; entre production d'un fait (ou d'un événement), ou déduction d'une proposition (inférence). Ainsi, quand on parle de condition nécessaire et suffisante, notion purement logico-mathématique, on pense à tort cause nécessaire et suffisante. C'est exactement ce que démontre Thomas Hobbes quand il prétend que, envisagé sous l'angle de la causalité, il n'y a pas de différence entre une cause nécessaire et une cause suffisante. Une cause est une cause en somme, rien qu’une cause. Tandis qu'une condition a bien deux statuts différents selon les règles de la logique. Une proposition p est une condition nécessaire à la vérité de la proposition q, si q ne peut être vrai qu’à condition que p soit vrai. Mais cette condition peut ne pas suffire à elle seule pour faire que q soit vraie. Une proposition p est une condition suffisante à la vérité de la proposition q si elle suffit à elle seule pour que p soit vrai. Est-ce à dire qu'une condition suffisante au point de vue logique est nécessaire ? Non bien sûr, car il est possible qu'elle ne soit pas la seule dans son cas. On peut en effet imaginer qu'il existe d'autres conditions suffisantes ayant le même statut par rapport à q. On peut donc définir un troisième statut : celui de condition nécessaire et suffisante, définissant une proposition p sans laquelle q ne peut être vraie et qui suffit à elleseule à valider q. À noter, last but not least, que dans ce cas, q a aussi pour p le statut de condition nécessaire et suffisante. Parfaite symétrie qui montre bien que la condition logique n'a rien à voir avec la causalité, laquelle implique une séquence temporelle, complètement étrangère à la logique propositionnelle. C'est comme si l’esprit, fréquemment, spontanément et erronément, assimilait l’inférence logique à un mécanisme physiologique impliquant une séquence temporelle.

Flottement du vouloir

Lorsque j’examine au temps t ce que d’aucuns nomme volonté, lorsque j’examine le fonctionnement de ma propre volonté, je vois bien que le vouloir (forme mobile) est un acte mental destiné à générer un voulu (forme fixe) en vue d'un acte extérieur (le faire). Dans cette séquence complexe, le jugement (la raison) sert de guide incertain, peu sûr de lui. Au temps t donc, je me mets en demeure de prendre position par rapport à mille questions dont certaines émergent comme de vrais problèmes auxquels j'apporte simultanément quatre réponses : (1) je voudrais, (2) je ne voudrais pas, (3) je voudrais ne pas, (4) je remets la réponse à plus tard. Lorsque l’horizon du faire ne se profile pas de manière impérieuse, mon indécision peut macérer dans son propre jus, jouir d’elle-même. Qu'il est bon en effet de ne pas vouloir, ou plutôt de laisser au vouloir, en tant que processus, tout ce qu'il a de conditionnel !
Cette mobilité et ce flottement du vouloir sont-ils autant de signes de la liberté humaine ? Oui, quand elle ne nuit pas du tout à la conduite de la vie, ce qui est mon cas actuellement. Est-ce une liberté de nature métaphysique, quelque puissance qui m'a été concédée de toute éternité en tant que membre de l’espèce ? Cette idée me plaît assez, mais je ne veux pas me forcer à y croire. La seule chose que je puis affirmer aujourd’hui c'est que le vouloir, en tant que voulu hypothétique, n'est en rien aliéné à la nécessité. Le voulu, - c'est-à-dire le vouloir qui finit par se figer en une forme prête à s’engager dans le faire, - peut être ainsi décrit comme le produit combiné du jugement et de l’énergie vitale. Il n'est pas lié lui à une nécessité, à l'effet implacable de causes immédiates. Au contraire, son déterminisme (tout relatif) m’apparaît comme l'effet du futur sur le présent. On s'engage dans le présent en anticipant ce que pourrait être l'avenir mais on n'est pas contraint à le faire, donc on n'est pas contraint à le vouloir vouloir ni à vouloir le vouloir.
Est-ce que Dieu ne nous obligerait pas un peu quand même ? Au moins dans certains cas, dans certains secteurs de notre volonté ?  Au niveau individuel, c'est très improbable. Et c'est ici le seul plan qui m’intéresse car s'agissant de toute l’espèce, il est certain que l'homme est moins « nécessité » que l’animal, qu’il a acquis cette liberté de moduler son vouloir et son agir sur les anticipations fluctuantes de l'avenir et pas seulement par réflexe et automatisme. Est-il besoin de l’écrire ? Oui.

Par le but atteint

Je pourrai essayer d’écrire ma vie sous la forme d'un journal de la mémoire. Il me serait pénible d'en faire une relation chronologique, de compartimenter et de l'ordonner en phases successives, liées au temps, aux lieux, aux personnes. D'en faire un corps mort soumis à la dissection. Non, j'envisage ma vie plutôt comme un legs que je me suis fait à moi-même et dont j'ai à prendre soin jusqu'au bout ; un palais mystérieux dont je parcours les pièces au hasard, avec étonnement et intérêt ; un butin précieux qui continue de faire mon miel au présent et dont je me nourris au petit bonheur. Bref l’être vivant que je suis, l’être vivant au présent, qui s'interroge, qui s'inquiète, qui veut être meilleur, entreprend d’utiliser l’écriture pour interroger celui (ou plus exactement tous ceux) qu'il fut.
Je considère ce journal de la mémoire comme une forme détendue d’écriture, sans limites assignées, un voyage au jour le jour, avec ses étapes productives et ses phases de stagnation, calqué sur le rythme de la vie. Je l’écris pour moi : c'est un outil intellectuel personnel, le conducteur de l’âme, la matrice de ma future existence, le lieu unique du rassemblement intérieur. Il se nourrira du présent comme du passé et les tissera l'un à l'autre, comme pour en faire un tout. 
Ce tout est postulé. Bien souvent, ces dernières années, j'ai nié, avec une insistance suspecte, l’unité de l’être. J'ai noté, non sans quelque dérision, l’étrangeté pour moi de tous ces avatars de moi-même qui se sont succédé dans le passé. J'ai jusqu'ici différé de me les concilier car je n’étais pas sûr de bien les aimer, d'avoir assez d'estime pour eux. Je n'en suis pas plus certain aujourd’hui mais mon sentiment visà-vis d'eux, qui est quelquefois du ressentiment, a perdu de l'acuité. Je suis convaincu que l'unité de la vie, si ce mot à un sens, ne tient pas à un projet à mettre en œuvre par nos divers personnages de théâtre, mais à un but atteint. Ce but atteint n'est pas le résultat d'un projet de vie. Pas un projet de vie explicite en tout cas. Pas un projet que j’aurais pu formuler à 20, 30 ou même 40 ans. Plutôt un projet inconscient, très intérieur, très caché, protégé des aléas de la vie réelle, qui a fait son chemin presque à mon insu. Aujourd'hui je sais ce qu'il est : c'est lui qui confère à ma vie, et à l’être que je suis, son unité, si unité il y a, ce tout que je postule au seuil de ce journal.
Ce qui m’intéresserait dans un tel projet d’écriture, c'est qu'il s’insère naturellement dans mon existence actuelle. Je sens que les matériaux de la mémoire attendent d’être mis au service du présent et qu'ils sont des combustibles pour l'avenir. Mes tergiversations des derniers mois étaient dues à la concurrence avec une autre priorité personnelle : la philosophie, ou plutôt une certaine métaphysique, celle qui relie l’homme de tous les jours aux éléments naturels, mais aussi, par dérivation, aux principes universels et éternels. Mon parcours philosophique, comme le montre ce blog, a été passablement anarchique et je suis souvent sorti du périmètre que je m’étais assigné. Ces derniers temps, j'ai préféré m'abstenir d’écrire car je sentais que je perdais pied, que je ne savais plus à quelles sources alimenter ma pensée ni comment en rendre compte.
Aujourd’hui, je ressens de l'apaisement et de la confiance à la pensée que j'ai retrouvé mon chemin initial à l'endroit précis où je l'avais laissé et que j'y reviens enrichi de nouvelles provisions, spirituelles celles-ci, et qui ne viennent pas uniquement des livres mais aussi et surtout de mon capital intérieur. Je me ferai désormais plus confiance qu'antérieurement, je me resserrerai plus encore en moimême et j'essaierai de ne plus me perdre dans des conceptions qui n’adhèrent pas suffisamment à moi. On peut parcourir tour à tour et superficiellement tous les champs de la philosophie sans pour autant mieux comprendre qui on est et quelle est notre destinée. Pire encore, on peut, notamment par spécialisation professionnelle, consacrer sa vie à approfondir une idée qui se révèle de plus en plus étrangère à nous. On peut aussi acquérir un véritable statut d’érudit capable de parler de tout dans un vaste pan de la culture mais lorsque le savoir est suspendu, on réalise que ça n’a pas servi au progrès intérieur. Je crois, à mon âge avancé, qu'il faut aller quêter les idées utiles à mon progrès intérieur là où elles pourraient se trouver et non pas frayer partout et nulle part comme une mouche affolée dans une pièce fermée (à revoir).
Métaphysique de la nature et des éléments, d'un côté, et Mémoire, de l’autre : tels sont les aliments de ma rumination intérieure. Bachelard et Bergson, toujours et encore, comme ferment de l’activité intellectuelle et de l’écriture. Rien qu'eux devraisje dire. Certes ils n'ont pas tout dit ! Mais je suis certain qu'ils sont mes repères définitifs, mes références, mes interlocuteurs au plan des idées, ceux qui me procurent les matériaux intellectuels dont je me nourris et continuerai à me nourrir longtemps encore. Il faut maintenant les associer plus nettement et, surtout, interférer personnellement dans le dialogue que j'invente entre eux.  Le je présent doit entrer en scène et interpeller les je passés pour comprendre le projet caché, celui qui m'amène aujourd’hui à considérer que l'important c'est de se concilier les éléments.

Effets du nordet

Lorsque je vois par la fenêtre de mon bureau la lumière inexorable de l’été et les arbres courbés par le vent desséchant de nord-est (le nordet), je me dis qu'il y a très peu de jours dans l’année qu'on puisse qualifier de cléments. De doux à la sensibilité humaine. Très peu de jours et, dans la journée, très peu d'heures. En cette période de grande chaleur, par exemple, j’apprécie beaucoup les matins, du lever du jour jusqu’à environ 10h. Je m’active, je travaille au jardin, je m'occupe des plantes, notamment de l'arrosage, puis je prépare le déjeuner pour nous deux. Après le déjeuner et la sieste, je me protège du monde extérieur, je mets une barrière entre lui et moi. Il ne faut pas hésiter à faire sécession pour ne pas se sentir agressé par la réalité des choses ; c’est comme pour les réalités humaines.
Nous mettons tout notre cœur, et beaucoup d’énergie, à embellir ce jardin mais en tant qu’élément du réel, il est fatalement porteur de désillusions. Ce qu'il peut avoir de beau, ce qu'il inspire de beau et de parfait, nous seuls le savons, nous seuls le ressentons, et il est vain de chercher à le vendre à autrui, au public, même aux amis proches. C’est comme projet existentiel qu'il est intéressant et à l’abri des déceptions. Il ne s’agit pas ici d'art des jardins, d’esthétique, ni même de botanique ou de savoirfaire horticole. Non, notre jardin c'est le lieu où notre corps, en tant que force de travail et en tant que réceptacle de sensations, construit son alliance avec notre âme.

Inutile d'en parler en dehors de notre couple. Nous ne saurions être compris d'autrui. 

Gilles-Christophe, Juin 2018