Gilles-Christophe, Juin 2018
Mes cailloux
Comme lecteur d’idées, la liberté que je me suis octroyée
c'est de parcourir des champs entiers de la philosophie, à grandes enjambées,
souvent très superficiellement, pour dénicher la pierre philosophale du
moment.
Ces cailloux philosophaux, une fois rassemblés, finissent par
construire un système personnel qui me représente assez bien et que j’ai
l'impression d'avoir édifié de mes propres mains.
Je voulais dégager ici l’idée qu'on peut faire de la
philosophie un usage très personnel sans être pour autant un spécialiste, un
professionnel. Les lectures sont un substrat et un ferment de la pensée
individuelle. On n'a pas, en tant qu’amateur à la recherche du
message-à-emporter, à être fidèle aux textes ni à se revendiquer d'aucune école
de pensée. On joue avec les idées pour le plus grand profit de l'esprit, sans
souci de laisser une trace de cette activité de pensée mais avec celui quand même
d’obtenir le visa pour l'autre-monde.
Quelle référence ?
Je retiens provisoirement deux ou trois choses du séminaire
de Alain De Libera du Collège de France sur les Universaux.
D'abord la question, objet de la querelle médiévale des
Universaux, une question que je me pose personnellement, et vitalement, en tant
que quêteur d'une foi à emporter.
Voici ma propre formulation laquelle est évidemment
différente de celle où de toutes celles que se posaient les hommes du XIe
siècle (entre autres). En trois questions étroitement liées :
(1)
où se situe la limite des choses que nous sommes
en droit de juger réelles, c'està-dire de faire partie d'une réalité extérieure
à notre esprit ?
(2)
quelle est l'instance qui peut décider de cette
limite ? Quel est l'arbitre en la matière ?
(3)
les conceptions de l’esprit humain, notamment les
principes universels et nécessaires
(vérifier le terme utilisé par Cousin), les Idées
et les Formes, mais aussi les Catégories telles que Aristote les as
distinguées, à savoir le Genre, l’Espèce, la Différence, le Propre et
l'Accident ont-elles droit au statut
de réalité extérieure à cet esprit humain ?
Poser cette première série de questions, c'est d'abord mettre
le doigt sur une des impuissances fondamentales, et probablement irréductibles,
de l’esprit humain. On est donc au cœur de la métaphysique. Comme je construis
pas-à-pas une foi-à emporter, je dois m’engager personnellement sur ce point,
comme sur d'autres points-clés de métaphysique, m’engager après mure réflexion,
et avec le soutien des livres. Dans cette série de questions sans réponse que l’opinion
commune, voire la plus éclairée, soit en mesure de garantir, c'est finalement
la seconde qui est la plus fondamentale. Elle pose le problème de la référence ultime, ou de la référence première,
au choix. Elle indique, et je reste logique ici, on-ne-peut plus logique, qu'il
y a bien quelque part une réponse à la question apparemment sans réponse que je
me pose. Telle est la métaphysique.
Reste à prouver que la question est bien posée, qu’elle est
parfaitement conforme aux règles de l’entendement (et en particulier qu’elle
est valide selon la logique). Si c'est le cas, je suis alors en droit de dire
qu'il y a quelque part une réponse à la question que je me pose. Mais que mon
entendement ne peut aller plus loin que de proposer plusieurs réponses
possibles. Ma liberté, qui diffère de mon entendement, c'est de me bâtir une
conviction personnelle, étayée par l’entendement, par mes lectures et ma
réflexion. En croyant à la pertinence de ma propre question, en étant persuadé
qu'il y a quelque part une réponse et une instance qui garantit cette réponse,
je manifeste déjà un début de foi. Je peux déjà m'y rattacher et faire de
toutes mes questions de métaphysique, mûrement réfléchies, une sorte de
viatique que je présenterai le moment venu à ce qui me dépasse et me fonde.
Gardant toujours en tête ce principe de l'existence de la
référence ultime, qui vaut à mon avis pour toutes les grandes questions de
métaphysique résonnant dans l'esprit de l'homme, revenons au problème spécifique des Universaux qui n'est
que l'une de ces questions (l'autre, aussi importante pour moi, étant, je le
rappelle, la coexistence et le rôle mutuel de la matière et de l'esprit).
J'aimerais d’abord pouvoir me donner le moyen de vérifier que
le complexe de questions par quoi je formule personnellement le problème (voir plus
haut) est valide au double plan logique et sémantique. Et j’anticipe que cela
va sans doute me demander du temps et des lectures ! Il m'apparaît tout d’abord que les trois
questions supposeraient de lever l’ambiguïté sur la notion de réalité, ou de réel.
Un véritable gouffre ! Qu'est-ce qui fonde la réalité ? Est-ce ce qui a son
fondement à l'extérieur de l'esprit humain, ou, de manière plus restreinte, ce
qui a son fondement dans les Choses. Mais,
dans ce dernier cas, que sont les Choses ? Avant de statuer sur la réalité des
Universaux, ne faudrait-il pas être capable de choisir sa propre définition du
réel, comme premier article de sa foi ?
J'en reste là pour ce matin tout
en pressentant que la suite du séminaire va m'apporter des éléments précis pour
définir les attributs, ou la marque, du réel, préalable indispensable pour
apprécier si telle ou telle conception de l'esprit humain (Idées, Formes,
Catégories) a son fondement à l’extérieur
de cet esprit lui-même. Les prochains cours traitent en effet de la réalité du mal et des produits de la pure imagination. Je pressens
aussi que l’œuvre fondamentale à lire dans ce domaine pour alimenter ma
réflexion serait les Trois dialogues
entre Hylas et Philonous de Berkeley.
Sans doute à lire immédiatement après le texte du séminaire
de De Libera.
J'ajoute que je reviendrai plus tard sur les différentes
attitudes philosophiques possibles vis-à-vis de ce problème en motivant mon
propre choix. Il me semble que bien poser le problème est prioritaire et qu'il
ne faut pas en précipiter la résolution. Encore une fois, j’utilise les œuvres
philosophiques, et les cours, en vue de mon salut personnel, sans souci
d’érudition ni d'acquisition délibérée de connaissances. Je ne fais donc pas
ici un résumé de ce que j'ai lu mais je laisse des jalons dans le parcours
(très orienté) de mon propre entendement, au fil de mes lectures erratiques.
Le ça de ma pensée
Il me sera difficile de m'en tenir à la métaphysique comme
lecteur et comme étudiant car, même si une intense curiosité me porte vers ce
champ intellectuel, je ressens l’extrême lourdeur de la démarche. J'aimerais
pouvoir m'y frotter comme l'aile de l'oiseau l'air.
Rien n'est impossible. Il est possible de voler en pensant.
Cette impression de lourdeur et de contrainte est probablement liée au fait que
je me mets en quête d'une vérité trop définitive, d'une parole qui désigne et
concerne qui je suis. La contradiction dans
la démarche de ma pensée, depuis que je me suis mis sérieusement à la
philosophie, est de croire implicitement que cette pensée est unique et mienne,
qu'elle se cherche comme je me cherche moi-même, que je cherche le qui que je suis. La question du salut
personnel, que j'emprunte sans vergogne aux chrétiens, est une composante
caractéristique de cette tendance.
Pour réamorcer sainement la pensée, peut-être faudrait-il la
décharger de ce devoir d'identification au moi. La pensée dont je suis l'agent
est une création extemporanée qui n'a pas de valeur absolue et qui ne se
rapporte pas à un hypothétique moi. Elle ne me définit pas et ne me définira
jamais. Elle est un ça. Et pourtant ce n'est pas le produit d'un jeu de
l'esprit. D'abord parce qu'elle garde toujours un certain côté vital,
indispensable à mon équilibre et à ma plénitude (sensation d’être ici,
sensation d'en être), et ensuite parce
qu'elle s'approche à l’asymptote d'une vérité quand-même, oui d’une vérité, qui
n'est pas contenue dans les réponses aux questions que je me pose, mais à la
teneur de l’espace que je parcours et que j'analyse en le parcourant.
L'agent de pensée
que je suis est comme la paramécie qui, avec les moyens des plus élémentaires,
exploite au mieux le milieu dans lequel elle a été jetée par hasard. L’être
auquel cette pensée se rapporte survit par elle. Cet être est peut-être moi, je
le concède, mais ce qui importe n'est pas ce que ce moi pourrait devenir dans
un hypothétique futur ou dans un hypothétique autre monde le salut), ni ce
qu’est exactement ce moi, mais que ce moi soit
au présent immédiat.
Ma pensée c’est aussi bien ce bateau ivre qui progresse dans
un monde sauvage et complexe porté par un cours liquide et paisible.
Moi, usager du moi
« Je » n'existe pas sans ses propres actions et ses propres
volontés. Il n'y a pas de je « nu ». « Je » ne se balade pas dans l'existence
les mains dans les poches. Si « je » existe, c'est sous la forme d'un usager de
la volonté, d'un usager de l'action. Le « je » nu rendu à lui seul, sans
attache et sans lien, est un produit de l’imagination. Et quand je me
complaisais dans l’idée, que je croyais originale et révélatrice, que le moi
n'existait pas, je ne faisais que traduire de manière vague que le moi n'est
pas une essence, qu'il est en vérité suppôt et usager, qu'il n'est que cela mais qu'il est tout cela.
Élision de l’être
Oui, on peut se passer de l’être. On peut le contourner par
la pensée. J'irai plus loin encore, la pensée nous a été donnée pour contourner
la question de l’être. Mais attention : il ne faut jamais oublier que premier
axiome, qui préside à la logique et à la grammaire, c'est que l’être est. Alors
n’oublions pas mais passons outre, allons de l'avant, nom de Dieu.
Gymnastique vocale
Penser et dire. Dire donc écrire et parler. Parler à
quelqu’un, à quelqu’un qui est près mais aussi à quelqu’un qui est éloigné.
Penser, dire et faire. Penser, se projeter, engager son corps. J'ai été frappé,
hier, d'entendre à la radio la voix chevrotante d'un ancien chanteur qui malgré
son âge a pourtant gardé toute sa présence d’esprit. Il me semble que sa voix
n'a pas pu suivre chez lui le cerveau. Qu'elle ne le sert plus comme elle
l'aurait pu. La voix doit être traitée comme le corps dont elle est un élément
essentiel : elle doit être entraînée comme les autres organes pour ne pas trop
de perdre sa force, de son timbre et de sa souplesse. Comme on ne peut pas tous
les jours parler devant une audience à voix forte, comme un comédien ou comme
un professeur, il me semblerait essentiel d'inventer une activité utile et
plaisante à la fois qui vise au même but : entraîner la voix. J'en reviens donc
naturellement à l'enregistrement audio de livres que j'ai déjà envisagé
plusieurs fois (voir même ma fiche technique à ce sujet), la priorité étant
donnée à la poésie (La Fontaine, Racine, Hugo, Rimbaud, Pessoa, Whitman, Lorca)
et au choix de la bande sonore.
L'ami et les amis
Même lorsque tu es prêt à jouir de ta solitude, à te replier
sur ton esprit et t’enfermer dans ton jardin, définitivement, même alors tu
cherches autrui à travers l'ami, d'une part, et la communauté, d'autre part.
Cette double quête de l’autre acquiert enfin un sens, mais jamais elle n'est
acquise. Les croyants sincères ont Dieu pour Ami et l'Eglise pour communauté.
J'ai quant à moi la chance d'avoir un ami pour la vie, en chair et en os et
tout près. Quant à ma communauté, je la construis avec les livres, je la
rassemble, je la tiens chaque jour plus serrée autour de moi. Elle n'est pas
virtuelle ni imaginaire : ceux qui en font partie, des écrivains, des
philosophes, me soutiennent sans le savoir. Le noyau qu'ils protègent ce n'est
pas moi, c'est la part ultime et infime d’esprit que j'ai reçue en héritage.
Un cycle complet
Ce rassemblement autour du noyau ne peut se faire si l'on
violente le cours des choses. Il faut imaginer une fleur qui redeviendrait
bourgeon après être passée par le stade graine. Il faut laisser la vie aller à
rebours. Vouloir nuit à la liberté. Ainsi désirais-je une foi dernière sur
laquelle je puisse m’appuyer définitivement, aussi floue et accueillante
soit-elle. Et je me suis très vite rendu compte que ce désir volontaire,
dirigeant mes élans dans une seule direction, m’empêchait de recueillir les
éléments de la reconstruction, d'attirer à moi, aimant, toutes les miettes. Il
ne s’agit plus seulement de redevenir tout indistinctement, il faut désormais
refonder le cœur avec ce tout qu'est, quoi qu’on en dise, une vie d'homme.
Faire, comme la fleur, un cycle complet.
Un en un
Flottement et indécision, tels sont les traits apparents de
mon comportement dans cette phase particulière de ma vie. Certains m'ont fait
comprendre que je manquais par là de fiabilité. Ils ont raison : je redeviens
libre, je deviens maître de mon vouloir donc de mon non-vouloir. Je reprends la
main. Aucune instance extérieure ne me dicte mon comportement. Le deuxième
homme en moi, c'est moi, de plus en plus. Le « deux en un » devient peu à peu «
l’un en un ». Comme Dieu, et c'est la seule définition certaine qu'on peut
donner de Dieu, je ne dépends que de moi et le déterminisme n'a pas de sens
s'appliquant à moi comme agence.
La solution par le rêve
Approfondir la pensée n'a pas de fin et, partant, pas de sens
en tant qu'acte de raison. Le rêve est plus riche, plus indéterminé, plus
cosmique. Le rêve construit le monde dans lequel on aimerait vivre. Il est
capable de faire le lien avec le monde réel, conciliation et réconciliation. Le
rêve est notre vrai salut.
Geste et conscience
J'essayais alors de me réfugier dans l'imaginaire et ma vie
était double. Performant et responsable dans mon travail, je n'y étais en fait
pour personne. La vraie vie était toute intérieure : nulle communication entre
ce que j’étais et ce que je montrais à l’extérieur. La parfaite solution de
continuité en somme. Lorsque j’ai quitté le monde du travail, la vie réelle m'a
semblé plus acceptable qu'avant. Je m'y suis fait. Il n'y eut plus dès lors
séparation radicale entre le geste et la conscience. Ma pensée prolongeait
assez bien ma vie, ne serait-ce que pour la dépasser, pour lui donner, de haut,
de la profondeur. Mais à présent cela ne suffit plus. J'ai crû encore tout récemment
que j'avais besoin du surnaturel de la religion, mais c'est de pur rêve dont j’ai
besoin et dorénavant j'en ai besoin non pour dépasser la vie mais pour dépasser
la mort.
Renoncer encore et toujours
Dernier deuil, tout dernier abandon : la culture
philosophique, charge trop encombrante pour l’âme, qui me coupe littéralement
les ailes. Je renonce dès lors à expliquer et à comprendre. Je renonce à me
bâtir un modèle d'intelligence de ce monde-ci et de l'autre. Je renonce à toute
foi, à toute croyance. Je ne voudrais que chanter.
… Ces mots que je mettais en ordre, ces idées que j’alignais,
jamais ils ne m'ont rapproché de mes semblables, ni du plus semblable des
semblables à savoir moimême. Alors à quoi bon toucher l’être raisonnable en moi
? À quoi bon rejoindre l’être collectif, qui, comme Dieu, n'est qu'une fiction
banale et plate ?
… On doit consentir à se tuer un peu pour mieux mourir, pour
ne pas mourir trop bêtement. Il ne s’agit pas de trouver sa consolation et
encore moins de l’apaisement, mais sa voie propre. La vie n'a pas de but, pas
de fin : elle n'est qu’un cheminement qu'il n'est pas judicieux d’interrompre,
tant activement (le suicide, exceptionnel) que passivement (la démission
vitale, fréquente). Toujours avancer et si possible à rebours du conformisme
ambiant. Ne jamais chercher la tranquillité intérieure à n'importe quel prix.
… Un terme au-delà duquel la solitude est inévitable et
indispensable.
La raison, principe de
liberté
Cause n'est pas raison. La raison est un principe supérieur
qui rend l'homme libre en le faisant son propre maître. La cause nous impose et
nous en impose. Les deux, cause et raison, contribuent à nous déterminer, mais
la première, venant de l’extérieur, nous aliène et nous rend dépendant, tandis
que la seconde, qui vient de l’intérieur, renforce au contraire notre liberté.
La contingence (ou l'indifférence) est le propre des substances non soumises à
un déterminisme quelconque, qu'il soit cause ou raison. On parle ici d’absolu,
du « rien ». Selon cette position leibnizienne, tous les degrés de contingence
sont envisageables. À l'autre bout de la chaîne, Dieu est la substance
absolument libre, c'est-à-dire dont toutes les déterminations viennent de l’intérieur,
de la raison avec un grand R. Être leibnizien ici, c'est donc faire de la
raison un principe transcendant, métaphysique qui nous lie à Dieu. A l’intérieur
les passions sont évidemment autant d'entraves à la raison.
Le non est souvent la voix de la raison, et l'on accède au «
non » à l'issue d'une approche réflexive et sinueuse qui en impose
paradoxalement comme signe de l'irrésolution. C'est au contraire le signe d'un
travail positif qui vise à éliminer du for intérieur, un à un, les mauvais
arguments. La liberté, qui se mesure en degrés et qui n'est pas un « tout ou
rien », c'est bien la capacité à se déterminer de l'intérieur, en usant de sa
raison, au sens que l’âge classique donnait à ce terme de raison, c'est-àdire,
au fond, de sagesse.
Gaspillages
Les gens dits entreprenants ou d'initiative, c'est-à-dire
capables d’imprimer à tout prix leur marque sur le réel, donnent l'impression
d'user d'une grande liberté. Il faudrait voir. On pourrait juger au contraire
qu'ils usent le réel à défaut de pouvoir user d’eux-mêmes. Le souci du soi
comme sujet d'usage prévient bien des gaspillages.
L'indéterminé et
l'indéterminable
L’Indétermination et la Nécessité sont les termes limites d'une notion
à laquelle on n’a pas donné de nom, me semble-t-il. Le langage les manie comme
si elles étaient réelles mais elles ne le sont pas. Dans la réalité elles
forment un mélange où toutes les proportions sont envisageables. C'est pourquoi
Leibniz a raison de ne pas trop simplifier la question. Il préserve jalousement
l’idée de contingence, au moins dans son application à l'homme, alors qu’il est
lui-même un déterministe pur et dur. N'y at-il pas ici une contradiction ? Non,
c'est qu'il pense que la liberté existe, qu'elle est liée à la raison, et que
son domaine transcende celui de la causalité pure. La raison confère à l'homme
l'inclination à vouloir et à faire sans nécessité, au nom d'un Bien qu'il
perçoit de l’intérieur. Il ne fait donc pas de contingence et indétermination
des synonymes, contrairement à beaucoup d'autres.
On voit ici à quel point la philosophie peut jouer à l’envi
sur les mots et l'on est tenté d'adopter le point de vue logique ou sémantique
pour analyser et critiquer des idées de cet ordre. Et ici, dans cette
distinction entre indétermination et contingence qu’opère Leibniz, peut-être ne
faut-il voir que la distinction entre l'indeterminé
et l’indéterminable, l'indéterminable, qui
préserve l'essentiel de la notion de contingence, supposant un déterminé à
venir ou un déterminé hors de portée. Impasse : ne serait-ce pas alors notre
ignorance des déterminations, à tel instant t, qui garantirait notre liberté ?
Non bien sûr, c'est pourquoi il faut aller plus loin encore que de jouer
simplement sur le flou inhérent à la notion sémantique
d’indétermination. C'est ce que fait Leibniz en enrichissant,
symétriquement, la notion de déterminisme. Pour lui le processus de raison
incline sans nécessité le vouloir et le faire mais le détermine pourtant
concrètement. Autrement dit : le déterminisme n'est pas assimilable à la
nécessité car il contient toutes les causes non nécessitantes que la raison
prodigue. Si j’interprète correctement, la raison, processus occulte se faisant
presque à notre insu, fournirait au sujet voulant et agissant, des motifs
facultatifs de vouloir (ou de faire) comme ceci ou comme cela. Facultatifs mais
bons et justes par rapport à un référentiel de valeurs transcendantes. Cela
nous rapproche des conceptions platoniciennes sur le bien (mais aussi le beau
et le vrai). C'est faire en effet de la Raison un organe transcendant du Bien échappant au déterminisme classique des
causes physiques externes. Le caractère de contingence reposerait selon Leibniz
sur le fait que l'homme peut tout aussi bien faire le contraire de ce que le
sens intime (ou raison) lui conseille de faire. Il existerait en somme pour lui
deux domaines disjoints du déterminisme universel, irréductibles l'un à l’autre.
L'un permet à l'homme de vouloir et de vouloir faire selon ce que cette raison
transcendante (ou sens intime) lui propose. Cela semble cohérent interprété de
cette manière, mais il y a ici tant de notions imbriquées ici les unes dans les
autres, chacune grosse de contre-sens et de malentendus, qu'on serait tenté de
s'en remettre à la pure logique pour extraire le vrai du faux.
Nécessaire et/ou suffisante
Un des défauts (ou une des incapacités majeures de l'esprit)
est de confondre cause et condition.
Cette confusion en entraîne une autre : à savoir entre causalité et logique
; entre production d'un fait (ou d'un événement), ou déduction d'une
proposition (inférence). Ainsi, quand on parle de condition nécessaire et suffisante, notion purement
logico-mathématique, on pense à tort cause
nécessaire et suffisante. C'est exactement ce que démontre Thomas Hobbes
quand il prétend que, envisagé sous l'angle de la causalité, il n'y a pas de
différence entre une cause nécessaire et une cause suffisante. Une cause est
une cause en somme, rien qu’une cause. Tandis qu'une condition a bien deux
statuts différents selon les règles de la logique. Une proposition p est une condition nécessaire à la vérité de la
proposition q, si q ne peut être vrai qu’à condition que p soit vrai. Mais
cette condition peut ne pas suffire à elle seule pour faire que q soit vraie.
Une proposition p est une condition suffisante
à la vérité de la proposition q si elle suffit à elle seule pour que p soit
vrai. Est-ce à dire qu'une condition suffisante au point de vue logique est
nécessaire ? Non bien sûr, car il est possible qu'elle ne soit pas la seule
dans son cas. On peut en effet imaginer qu'il existe d'autres conditions
suffisantes ayant le même statut par rapport à q. On peut donc définir un
troisième statut : celui de condition
nécessaire et suffisante, définissant une proposition p sans laquelle q ne
peut être vraie et qui suffit à elleseule à
valider q. À noter, last but not least,
que dans ce cas, q a aussi pour p le statut de condition nécessaire et
suffisante. Parfaite symétrie qui montre bien que la condition logique n'a rien
à voir avec la causalité, laquelle implique une séquence temporelle,
complètement étrangère à la logique propositionnelle. C'est comme si l’esprit,
fréquemment, spontanément et erronément, assimilait l’inférence logique à un
mécanisme physiologique impliquant une séquence temporelle.
Flottement du vouloir
Lorsque j’examine au temps t ce que d’aucuns nomme volonté,
lorsque j’examine le fonctionnement de ma propre volonté, je vois bien que le
vouloir (forme mobile) est un acte mental destiné à générer un voulu (forme
fixe) en vue d'un acte extérieur (le faire). Dans cette séquence complexe, le
jugement (la raison) sert de guide incertain, peu sûr de lui. Au temps t donc,
je me mets en demeure de prendre position par rapport à mille questions dont
certaines émergent comme de vrais problèmes auxquels j'apporte simultanément
quatre réponses : (1) je voudrais, (2) je ne voudrais pas, (3) je voudrais ne
pas, (4) je remets la réponse à plus tard. Lorsque l’horizon du faire ne se
profile pas de manière impérieuse, mon indécision peut macérer dans son propre
jus, jouir d’elle-même. Qu'il est bon en effet de ne pas vouloir, ou plutôt de
laisser au vouloir, en tant que processus, tout ce qu'il a de conditionnel !
Cette mobilité et ce flottement du vouloir sont-ils autant de
signes de la liberté humaine ? Oui, quand elle ne nuit pas du tout à la
conduite de la vie, ce qui est mon cas actuellement. Est-ce une liberté de
nature métaphysique, quelque puissance qui m'a été concédée de toute éternité en
tant que membre de l’espèce ? Cette idée me plaît assez, mais je ne veux pas me
forcer à y croire. La seule chose que je puis affirmer aujourd’hui c'est que le
vouloir, en tant que voulu hypothétique, n'est en rien aliéné à la nécessité.
Le voulu, - c'est-à-dire le vouloir qui finit par se figer en une forme prête à
s’engager dans le faire, - peut être ainsi décrit comme le produit combiné du
jugement et de l’énergie vitale. Il n'est pas lié lui à une nécessité, à
l'effet implacable de causes immédiates. Au contraire, son déterminisme (tout
relatif) m’apparaît comme l'effet du futur sur le présent. On s'engage dans le
présent en anticipant ce que pourrait être l'avenir mais on n'est pas contraint
à le faire, donc on n'est pas contraint à le vouloir vouloir ni à vouloir le
vouloir.
Est-ce que Dieu ne nous obligerait pas un peu quand même ? Au
moins dans certains cas, dans certains secteurs de notre volonté ? Au niveau individuel, c'est très improbable.
Et c'est ici le seul plan qui m’intéresse car s'agissant de toute l’espèce, il
est certain que l'homme est moins « nécessité » que l’animal, qu’il a acquis
cette liberté de moduler son vouloir et son agir sur les anticipations
fluctuantes de l'avenir et pas seulement par réflexe et automatisme. Est-il
besoin de l’écrire ? Oui.
Par le but atteint
Je pourrai essayer d’écrire ma vie sous la forme d'un journal
de la mémoire. Il me serait pénible d'en faire une relation chronologique, de
compartimenter et de l'ordonner en phases successives, liées au temps, aux
lieux, aux personnes. D'en faire un corps mort soumis à la dissection. Non,
j'envisage ma vie plutôt comme un legs que je me suis fait à moi-même et dont
j'ai à prendre soin jusqu'au bout ; un palais mystérieux dont je parcours les
pièces au hasard, avec étonnement et intérêt ; un butin précieux qui continue
de faire mon miel au présent et dont je me nourris au petit bonheur. Bref
l’être vivant que je suis, l’être vivant au présent, qui s'interroge, qui
s'inquiète, qui veut être meilleur, entreprend d’utiliser l’écriture pour
interroger celui (ou plus exactement tous ceux) qu'il fut.
Je considère ce journal de la mémoire comme une forme
détendue d’écriture, sans limites assignées, un voyage au jour le jour, avec
ses étapes productives et ses phases de stagnation, calqué sur le rythme de la
vie. Je l’écris pour moi : c'est un outil intellectuel personnel, le conducteur
de l’âme, la matrice de ma future existence, le lieu unique du rassemblement
intérieur. Il se nourrira du présent comme du passé et les tissera l'un à
l'autre, comme pour en faire un tout.
Ce tout est
postulé. Bien souvent, ces dernières années, j'ai nié, avec une insistance suspecte,
l’unité de l’être. J'ai noté, non sans quelque dérision, l’étrangeté pour moi de
tous ces avatars de moi-même qui se sont succédé dans le passé. J'ai jusqu'ici différé
de me les concilier car je n’étais pas sûr de bien les aimer, d'avoir assez d'estime
pour eux. Je n'en suis pas plus certain aujourd’hui mais mon sentiment visà-vis
d'eux, qui est quelquefois du ressentiment, a perdu de l'acuité. Je suis
convaincu que l'unité de la vie, si ce mot à un sens, ne tient pas à un projet
à mettre en œuvre par nos divers personnages de théâtre, mais à un but atteint. Ce but atteint n'est pas le résultat d'un projet de vie. Pas un projet
de vie explicite en tout cas. Pas un projet que j’aurais pu formuler à 20, 30
ou même 40 ans. Plutôt un projet inconscient, très intérieur, très caché,
protégé des aléas de la vie réelle, qui a fait son chemin presque à mon insu.
Aujourd'hui je sais ce qu'il est : c'est lui qui confère à ma vie, et à l’être
que je suis, son unité, si unité il y a, ce tout
que je postule au seuil de ce journal.
Ce qui m’intéresserait dans un tel projet d’écriture, c'est
qu'il s’insère naturellement dans mon existence actuelle. Je sens que les
matériaux de la mémoire attendent d’être mis au service du présent et qu'ils
sont des combustibles pour l'avenir. Mes tergiversations des derniers mois
étaient dues à la concurrence avec une autre priorité personnelle : la
philosophie, ou plutôt une certaine métaphysique, celle qui relie l’homme de
tous les jours aux éléments naturels, mais aussi, par dérivation, aux principes
universels et éternels. Mon parcours philosophique, comme le montre ce blog, a
été passablement anarchique et je suis souvent sorti du périmètre que je m’étais
assigné. Ces derniers temps, j'ai préféré m'abstenir d’écrire car je sentais
que je perdais pied, que je ne savais plus à quelles sources alimenter ma
pensée ni comment en rendre compte.
Aujourd’hui, je ressens de l'apaisement et de la confiance à
la pensée que j'ai retrouvé mon chemin initial à l'endroit précis où je l'avais
laissé et que j'y reviens enrichi de nouvelles provisions, spirituelles
celles-ci, et qui ne viennent pas uniquement des livres mais aussi et surtout
de mon capital intérieur. Je me ferai désormais plus confiance
qu'antérieurement, je me resserrerai plus encore en moimême et j'essaierai de
ne plus me perdre dans des conceptions qui n’adhèrent pas suffisamment à moi.
On peut parcourir tour à tour et superficiellement tous les champs de la
philosophie sans pour autant mieux comprendre qui on est et quelle est notre
destinée. Pire encore, on peut, notamment par spécialisation professionnelle,
consacrer sa vie à approfondir une idée qui se révèle de plus en plus étrangère
à nous. On peut aussi acquérir un véritable statut d’érudit capable de parler
de tout dans un vaste pan de la culture mais lorsque le savoir est suspendu, on
réalise que ça n’a pas servi au progrès intérieur. Je crois, à mon âge avancé,
qu'il faut aller quêter les idées utiles à mon progrès intérieur là où elles
pourraient se trouver et non pas frayer partout et nulle part comme une mouche
affolée dans une pièce fermée (à revoir).
Métaphysique de la nature et des
éléments, d'un côté, et Mémoire, de l’autre : tels sont les aliments de ma
rumination intérieure. Bachelard et Bergson, toujours et encore, comme ferment
de l’activité intellectuelle et de l’écriture. Rien qu'eux devraisje dire.
Certes ils n'ont pas tout dit ! Mais je suis certain qu'ils sont mes repères
définitifs, mes références, mes interlocuteurs au plan des idées, ceux qui me
procurent les matériaux intellectuels dont je me nourris et continuerai à me
nourrir longtemps encore. Il faut maintenant les associer plus nettement et,
surtout, interférer personnellement dans le dialogue que j'invente entre
eux. Le je présent doit entrer en scène et interpeller les je passés pour comprendre le projet
caché, celui qui m'amène aujourd’hui à considérer que l'important c'est de se
concilier les éléments.
Effets du nordet
Lorsque je vois par la fenêtre de mon bureau la lumière
inexorable de l’été et les arbres courbés par le vent desséchant de nord-est
(le nordet), je me dis qu'il y a très
peu de jours dans l’année qu'on puisse qualifier de cléments. De doux à la
sensibilité humaine. Très peu de jours et, dans la journée, très peu d'heures.
En cette période de grande chaleur, par exemple, j’apprécie beaucoup les matins,
du lever du jour jusqu’à environ 10h. Je m’active, je travaille au jardin, je
m'occupe des plantes, notamment de l'arrosage, puis je prépare le déjeuner pour
nous deux. Après le déjeuner et la sieste, je me protège du monde extérieur, je
mets une barrière entre lui et moi. Il ne faut pas hésiter à faire sécession pour ne pas se sentir
agressé par la réalité des choses ; c’est comme pour les réalités humaines.
Nous mettons tout notre cœur, et beaucoup d’énergie, à
embellir ce jardin mais en tant qu’élément du réel, il est fatalement porteur
de désillusions. Ce qu'il peut avoir de beau, ce qu'il inspire de beau et de
parfait, nous seuls le savons, nous seuls le ressentons, et il est vain de
chercher à le vendre à autrui, au public, même aux amis proches. C’est comme
projet existentiel qu'il est intéressant et à l’abri des déceptions. Il ne
s’agit pas ici d'art des jardins, d’esthétique, ni même de botanique ou de
savoirfaire horticole. Non, notre jardin c'est le lieu où notre corps, en tant
que force de travail et en tant que réceptacle de sensations, construit son
alliance avec notre âme.
Inutile d'en parler en dehors de notre couple. Nous ne
saurions être compris d'autrui.