MARS 2018

Gilles-Christophe, Mars 2018

COMPAGNE DES JOURS
La mémoire est ma compagne de tous les jours, de tous les instants. J'en use avec elle comme j'use du bon sens : le plus naturellement du monde. Ce n'est pas pour moi une instance mystérieuse qu'il faudrait interroger uniquement aux heures où tout se tait autour de moi, aux heures où mon attention peut lui être entièrement consacrée. Non elle est désormais intimement associée au présent, indissociable de lui, tissée dans sa trame. C'est pourquoi il n'y a pas pour moi, à proprement parler, de « travail de mémoire ». Cette notion de travail est par trop artificielle.
Cette mémoire familière qui vit avec moi, qui m’accompagne au quotidien, fonctionne en tout point comme la conscience réflexive. C’est pourquoi je crois que l’autobiographie peut être mêlée au journal intime. Je ne voudrais pas violer la mémoire, lui faire rendre gorge. Ni même prendre la décision, comme ça, subitement, de l’interroger sous prétexte que le moment serait venu. Non, je ne veux pas comprimer le fruit pour en extraire le jus. Je voudrais ne pas le vouloir.
En écrivant ceci, je réalise que le rythme et le rendu de la mémoire sont parfaitement en accord avec l’écriture que j’appelle « naturelle », celle que j’aime tant chez Nerval, chez Jouhandeau et chez Loti. Une écriture qui semble de premier jet, sans fioriture, une écriture qui respire et qui n’a de prétention qu’à l’authenticité et à la présence.
L’HUMAINE CONDITION
Relire La Recherche dans son intégralité ? Et comme rien ne doit être laissé de côté, y ajouter la lecture des Évangiles et même, pourquoi pas ?, de la Bible ?
N’ai-je pas enfin décidé de commencer le tout dernier voyage ?
N’ayant pas les moyens d’écrire ma propre vie, ne puis-je me contenter de demander à la littérature, et au Verbe consacré d'être mes introducteurs et mes porte-paroles ?
En ce qui me concerne, je ne peux faire plus que de transcrire mon soliloque intérieur, au jour le jour, ce soliloque qui n’est peut-être en vérité qu’un dialogue avec le livre. Sans doute des choses très personnelles s'y attacheront-elles malgré moi. Tant mieux, mais je ne l'aurai ni voulu ni recherché. Ces choses-là, qui tiennent si fragilement à moi, cherchent leur dernier refuge. Il est normal qu'elles viennent peupler l'ultime asile. Elles veulent être sauvées, faire ensemble le saut. Il faut les comprendre, les excuser, les aider.
Les Évangiles, aussi, la foi et l'espérance qu'ils supposent, parce que je tiens à ne pas être autre chose qu’un homme ordinaire. Un homme au milieu de ses semblables. Et qui n'a évidemment pas la capacité, ni la légitimité, de s'élever au dessus d'eux.
Les grands génies de l'art et de la littérature, les grands mystiques aussi, sont nos pointes avancées dans l'éternité. Il vient un temps où il faut se résoudre définitivement à se confier à eux. Et, si possible, de chanter cet abandon dans la confiance.
Etre dans le giron de Proust, des prophètes et des évangélistes. Assortiment curieux peut-être, mais qui aurait un sens pour moi. Qui, sans doute, detient tout le sens car deux formes de transcendance s'y complètent: celle du temps reconstitué de toute vie individuelle (plus que "retrouvé") et celle du temps de l'humanité qui débouche sur l'éternité.
L'homme et l'humanité. Le temps de ma vie, comme celui de toute vie humaine, et le temps de l'humaine condition. La phase de vie dont je ne fais que commencer la traversée doit me permettre de passer insensiblement de l'un à l'autre.
LA RECHERCHE ET LA BIBLE
En relisant Proust, se poser en permanence la question de la signification des expressions de « Temps retrouvé » ou de « Recherche du temps perdu ». J'ai l'impression qu'on la réduit souvent à une quête mémorielle, celle des souvenirs vraiment significatifs, le plus souvent occultés. Mais selon moi il s'agit plutôt d'une reconstruction du temps de la vie humaine, celle du narrateur comme celle de tout homme. La transcendance finale repose sur la reconstitution de ce qui n'apparaissait d'abord que comme un chaos de fragments, comme l'enchevêtrement d'êtres disparates, les avatars d'un même moi, étrangers les uns aux autres.
Il me semble que tout être authentique qui, à partir d'un certain âge, médite honnêtement sur sa vie passée, a du mal à s'y reconnaître. Au point que le plus souvent il recule devant cette enquête rétrospective qui dans un premier temps lui paraissait aller de soi. Il a peur de ne jamais pouvoir s'y retrouver et, surtout, se retrouver. Ce n'est pas uniquement parce que le temps a été perdu, c'est surtout parce que la continuité intérieure en a été mille fois interrompue. Cette continuité intérieure est le fil qui relie les très rares périodes où la vie s'est condensée en nous. Les périodes authentiques, les seules capables de qualifier l'être unique et authentique que peut-être nous sommes.
Au sujet de cette dispersion du moi passé, Proust lève la difficulté, si rebutante, de ne pouvoir d'emblée reconstituer la continuité d'une part en transposant le matériel proposé par la mémoire, ce qui crée pour l'écrivain un effet de distance désinhibant le verbe, mais surtout en dissociant artificiellement celui qui écrit (le narrateur) de celui qui a vécu, et, mieux que cela, de celui qui a vécu la transposition de vie (le héros du roman) et celui qui a vécu la vie réelle (lui, Proust). Cette fragmentation des voix est distinguée, quoique confusément, par le lecteur, et contribue à différer l'interrogation ultime, qui ne doit, pour les besoins de l'Art, intervenir trop tôt. Interrogation double en une qu’on peut condenser dans cette formule : cette vie, mais au fait la vie de qui ?, a-t-elle une unité ?
Si je décidais d’écrire ma vie, serais-je créateur, narrateur, ou héros ? Ai-je les moyens, moi, de dépasser mon statut de simple vivant essayant de servir dignement le présent ?
Lire Proust, donc, avec cette hypothèse en tête, entre autres positions de lecteur (dont je parlerai ultérieurement) afin profiter pleinement de cette lecture. Je sais déjà qu'il a réussi dans son entreprise démesurée; je sais déjà qu'il est porteur d'un immense espoir. Mais si je m'en avise aussi fortement aujourd'hui c'est que chaque chose vient en son temps. Je le gardais pour la bonne bouche.
Quant aux Évangiles et à la Bible c'est, on m'a peut-être déjà compris, la préparation du dernier moment. Il ne tiendra pas à moi. Il me rendra à mon véritable statut, me délivrera en quelque sorte de moi. Réconcilié avec ma pauvre et parfois taraudante vie, je pourrai rejoindre le sort commun en me confondant avec tous mes pairs. Quelques exercices spirituels, simples et à portée de tous, y suffiraient peut-être, et je m'y résoudrai en cas d'urgence, mais j'aimerais, si le temps m'en est accordé, entrer concrètement dans le Verbe, le méditer et inventer mes propres offrandes de mots. Reste d'orgueil sans doute, mais poussière d'orgueil.
En lisant La Recherche et La Bible, je me promets les plaisirs les plus subtils tout en faisant mon salut. Et ce qui me rassure, c'est qu'il doit y avoir en ce moment des milliers de personnes, voire des centaines de milliers, qui partagent exactement les mêmes plaisirs de lecture avec la même exigence intérieure.
RIEN
Il serait approprié de n'être rien avant de n'être plus rien. Approprié de déconstruire avant qu'il ne soit trop tard. De s'installer en pleine conscience, de son vivant et pendant un certain temps, dans le vestibule du néant.
ANGLES DE VUE DU LECTEUR
Voici pour la Recherche mes angles de vue préférentiels:
- voies de transcendance du réel (de la vie ?) qui n'auraient pas une portée purement littéraire (donc esthétique).
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voies de dépassement du désespoir et de la désillusion dans les attitudes esthétiques ou contemplatives (je crains que ce ne soit la même chose).
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Transfiguration/spiritualisation du monde physique et matériel : géographie, paysages, monuments, éléments matériels (terre, air, eau, feu), plantes, animaux.
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Idéalisation de et dans l'amour, Confusion amour/amitié.
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Respect de son prochain, de l’homme et de la femme du peuple, identification à son prochain, à commencer par le plus humble.
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Philosophie de l'existence, c'est-à-dire ensemble des préceptes que l'auteur forge à sa propre intention et qui aurait valeur d'universalité. Le Montaigne en Proust.
Pour les Evangiles, c'est à quelques nuances près, les mêmes centres d'intérêt.
QUE VIVENT LES MOTS
En viellissant, risque de perdre les nuances et la variété. Epuisement des ressources de la langue, traduisant celui des sens. Nécessité d'une restauration, d'un colmatage des fuites.
Se traduit en moi par l'affrontement entre le général et le particulier. La philo est, le plus souvent, une tendance au général et à l'unique. La botanique et la critique littéraire façon Bachelard sont, au contraire une forme d'enrichissement contrôlé du réel. On ne s'y noie pas, on s'y conduit, on choisit son chemin.
Cet enrichissement par le menu est inépuisable, tandis que l'autre voie aboutit nécessairement à des impasses du fait des limites, par définition, de l'entendement et de la raison.
La nouvelle difficulté, pour qui voudrait comme moi en rendre compte par l'écriture, est de trouver une forme non plus dialectique et conceptuelle, mais bourgeonnante et glissante, portée et déportée. Idée: une sorte de lexique à rebondissements et à renvois, où le mot et l'image remplacent l'idée. Exactement à l'image d'une flore où chaque fiche, chaque billet décrit ou évoque une entité classable dans une taxonomie. Pas un simple lexique ou un dictionnaire où la seule organisation est alphabétique, mais un réseau oú toutes les entités sont liées entre elles à la fois par un chemin tout ce qu’il ya de plus concret et par une structure théorique qui prétendrait restituer l'intention du Créateur.
Chaque billet du blog poserait une petite brique à relier à un ensemble, un mot, comme la flore posait la plante dans le réseau de la vie.
Pensées et mots s'identifieraient et le blog finirait par s'appeler: Que vivent les mots!
JE SUIS LE LIEN
Le détachement et la désidentification d'une part. Le souci de l'autre et l'amour du prochain, d'autre part. Il peut y avoir une certaine contradiction entre les deux attitudes. Une incohérence. Une impossibilité. Quel est en moi celui qui aime, si je tiens à ne plus tenir à moi ? L'amour ne serait-il pas alors le dernier rempart de l'individu, ce qui n'a pas été perdu après qu'on ait fait le grand ménage ? La part irréductible de l'être individuel.
Le grand recentrage. Je trouverais opportun de placer pour un temps ma méditation entre ces deux pôles (l'abandon du moi contingent pour retrouver l'Esprit, d'une part, et la tension vers Autrui, d'autre part) et d'essayer de trouver non le moyen terme mais le terme supérieur.
Conflit simple, élémentaire, peut-être le seul conflit vraiment important de l'âme vivante en qui se resoudraient tous les autres conflits.
Mes guides en la matière ou plutôt mes maîtres de sagesse ne doivent pas être des raisonneurs, des esprits qui décomposent la Matière et l'Esprit pour la réduire à Rien. Ce sont les poètes au sens très large, incluant les mystiques évidemment. Ce serait, par exemple, d'un côté Tchouang-Seu (pour la Voie, l’Esprit, bref le Tao); de l'autre, Confucius pour la conscience d’Autrui dans l’acception tant individuelle que collective. Mais surtout ceux qui font le lien entre les deux. Car il me semble que seul compte le lien. Dès que la dissociation s’impose dans notre tête, on passe à côté de l’essentiel. Le lien c’est peut-être moi au fond.
Cette façon de voir les choses structure non pas la pensée mais la vie dans son intégralité.
Et pourtant, au delà de celui qui veut voir juste absolument, de celui qui tend à l'épure, il y a en moi celui qui veut assimiler sa part d'univers, et pour ce faire: chercher sa pitance au hasard, favoriser les rencontres, se tromper puis trouver, animer sa propre vie. Il est difficile de faire vivre tous ces êtres en soi, difficile surtout d'être le maître de tous ces sois.
Je suis tout sauf un spécialiste. La vie m'a préservé de toute forme de specialisation et je suis celui qui accepte la charge de tout ce qu'il est. Attention à ne pas trop faire le ménage.
Ainsi cette simplification radicale à laquelle il m'arrive d'aspirer aux heures de méditation, cette simplification qui, aujourd'hui se réduit au dépassement de l'antinomie fondamentale entre effacement de l'être individuel et souci actif de l'autre, cette simplification n'est-elle pas la construction d'une idéalité appartenant à une sphère supérieure, modèle au delà du temps humain, mais adapté à l'humaine condition.
FACE A L’ABOMINATION

Pour mettre fin à mes subtilités éthiques et morales, cette question:
Jusqu'à quel point es-tu capable, toi privilégié qui baigne dans le confort, de résister aux tortures, morales ou physiques, ceci sans perdre ta dignité intérieure ?
Réponse :
Je n'en sais rien. Et n'en sachant rien, je ferais mieux de me taire. Et de construire en silence cette résistance, physique et psychologique, contre l’impensable.
Face aux abominations dont est capable l'homme pour détruire ou dégrader son semblable, il n'y a qu'un remède: mourir, mourir de son plein gré. Se donner la mort, se l'offrir. L'absolu reside dans le mal, plus que dans le Bien, le Beau et le Vrai, notions qui nous préoccupent quand nous sommes préservés du pire.
LA VACUITE ENFIN
Ces quatre dernières années j'ai essayé de rassembler de moi ce qui était rassemblable. Un effort véritable, un travail, en ce sens que j'allais contre ma nature, ainsi que je l’ai compris en fin de période. J'ai finalement compris que je n'avais nul besoin d'être à moi-même ma propre justification, que je n'étais le dépositaire d'aucun passé ni le moteur d'aucun projet. 

Le sentiment de liberté auquel j'ai accédé m'est plus cher que tout et c'est désormais sur la vacuité qu'il déroule devant mes yeux que je voudrais nourrir le sentiment de l'existence auquel il est apparié.
Je ne me raccrocherai à aucune branche. Je résisterai plus que jamais à l'aliénation, à ses tentations. Mon seul vrai souci étant celui l'adéquation de la réalité à l'image que j'en déduis, aux mots qui me permettent de la retenir précieusement en moi. La mémoire est partie prenante en tant qu’elle est étroitement associée au présent de l’existence.

Gilles-Christophe, Mars 2018