OCTOBRE 2017

Gilles-Christophe, Octobre 2017

en sortir

L'inconscient, qui se manifeste dans les actes spontanés, est-il une force de construction du soi plus déterminante que le conscient ? Dans cette construction, la spécificité de l'inconscient serait-elle de rassembler le soi autour de son noyau, tandis que le conscient offrirait au contraire la perspective d'un affranchissement ? Cette thèse est toute relative car  la conscience qui se manifeste dans le soliloque existentialiste, dont j'ai abusé ces derniers temps, est  entièrement tournée vers l'intérieur. Elle pourrait même être considérée comme une authentique marque du soi (exemple du personnalisme d'Emmanuel Mounier). À côté de l'inconscient freudien et de la conscience existentialiste, on peut introduire un troisième outil de connaissance de soi: la raison classique, laquelle, contrairement aux autres, débouche sur un universalisme transcendant l'individu et le rattachant à des types (La Bruyère, Sainte-Beuve, la caractérologie). Pour compliquer le tableau, les romantiques considèrent l'imagination et la rêverie consciente, comme autant de véhicules du soi vers l'ailleurs, vers l'universel ailleurs, vers l'ailleurs antérieur, vers l'archétype (Jung), et, finalement, vers le non-soi. Tandis que l'inconscient freudien enferme l'individu dans sa propre prison, les inconscients pré et post-coperniciens l'en délivrent au contraire, comme la raison classique, mais avec des armes différentes. Il y a donc, aussi bien dans la conscience du philosophe spiritualiste quêtant les vérités éternelles par l'observation rationnelle de son esprit que dans celle du poète émancipé donnant une forme à ses rêves cosmologiques, il y a bien dans ces deux formes complémentaires de la quête spirituelle une même aspiration à échapper au soi. Par comparaison, l'existentialisme et la psychanalyse enferment le soi dans un inexorable solipsisme.

Conclusion. La libération spirituelle (autrement dit hors de la prison du soi) ne doit être attendue ni d'un plongeon aventureux dans l'inconscient ni du rabâchage des interrogations personnelles mais dans la quête poétique des idées et des images. Je ne finirai jamais de m'en persuader.

variations sur la liberté

La liberté comme notion éminemment relative. Être totalement libre pour un homme, ne serait-ce pas pouvoir agir intégralement selon sa volonté, après s'être délesté de tous ses conditionnements, notamment inconscients ?  Impossible évidemment. Qu'est-ce que la volonté dans ces conditions ? C'est tenter d'imprimer une certaine direction à ses actes dans un contexte très contraint, pour sa survie en somme. En ce sens nous différons très peu des animaux, si même il est acceptable de prétendre nous en distinguer sur ce point précis.

Parmi les interrogations philosophiques pressantes auxquelles je n'ai pu trouver de réponse personnelle figure celle de la liberté du moi, en liaison avec l'action, la volonté, et la spontanéité. Je sens que je touche ici pourtant un point philosophique auquel je n'ai jamais été confronté dans ma vie avec une telle force. De purement intellectuelle, cette question est devenue franchement existentielle. La notion de liberté s'impose curieusement à nous comme un absolu (un "principe nécessaire et éternel" comme dirait Cousin) alors que, rapportée à nos actes individuels, des plus spontanés aux plus délibérés, la liberté n'est que relative. Il est certain qu'il n'y a pas d'actes libres au sens absolu du terme. Si la pensée est un acte, - elle l'est bien sûr , - alors il n'y a pas de pensée libre. Le dire et le proclamer, est-ce faire preuve de scepticisme ? Non c'est une position très utile si elle oblige la pensée à faire un pas de plus dans la clarification. Et pour moi ce pas est celui-ci: il n'y a pas plus de liberté relative qu'il n'y a de liberté absolue dans nos actes. Tout acte est déterminé, absolument déterminé, soumis au principe de causalité. Tout acte qui nous paraît libre ("j'ai choisi de faire ceci mais j'aurais pu tout aussi bien faire cela") l'est uniquement en apparence. Il nous paraît libre parce que nous ne discernons pas immédiatement ses causes. Mais il y a toujours des causes, y compris dans nos dispositions intérieures les plus momentanées et les plus apparemment contingentes. Les actes qu'on qualifie généralement de libres sont ceux qui ne nous sont pas imposés de l'extérieur (une personne, une violence, un pouvoir, une privation etc..), ou de l'intérieur si la cause en est évidente (la maladie, notamment celles de l'esprit, l'infirmité physique etc.. ). Mais quid de toutes ces causes à peine visibles que seul un psychologue pourrait à la rigueur identifier et, plus encore, de toutes celles qui ne relèvent d'aucun spécialiste et qui agitent pourtant nos neurones en permanence? Quid, en particulier, de l'influence de notre inconscient ?

Nos actes paraissent ainsi complètement déterminés, non contingents, non compatibles avec l'idée de liberté. Or les idées de liberté et de contingence sont parfaitement naturelles à l'esprit. On ne les remet pas en question et l'on aime à se croire essentiellement libre. D'où nous vient cette certitude qui nous abuse ? C'est sans doute qu'il existe quelque part un lieu où "quelque chose qui a rapport à nous" s'exerce indépendamment de toute causalité, de tout déterminisme. Voici l'idée réduite à son squelette, à son expression la plus élémentaire. Il faut y réfléchir avant d'aller plus loin. Il faut la méditer tout en y recherchant d'éventuels leurres ou autres chausse-trappes linguistiques.

En relisant ce qui précède je m'avise que je n'ai pas développé l'observation selon laquelle je baigne actuellement dans une atmosphère d'indétermination qui me rend plus réceptif que précédemment à l'idée de liberté. C'est qu'étant soucieux de ne me soumettre qu'à un minimum de contraintes sociales, - je me limite en effet à celles qui concernent notre cadre intime, - mille possibilités se présentent en avalanche à mon esprit, appelant autant de choix en puissance. La tentation est grande de ne faire aucun tri, de ne prendre aucune décision, afin de laisser toutes les choses en leur possibilité et, quelquefois même, d'imaginer ce que pourrait être la liberté dans sa plénitude. Bien entendu, je ne suis pas capable de me tenir longtemps dans cette indétermination (une valeur considérée comme négative au plan éthique) et je reprends vite pied, je retrouve mon chemin, selon le choix que je crois être le plus conforme à ce que je crois être moi-même. Un chemin que je voudrais sinon libre, - puisque je ne crois pas que les actes soient libres, - du moins le moins arbitraire possible. Un chemin étroit, de plus en plus étroit, qui mène peut-être quelque part. Je m'offre l'illusion d'être mon propre guide et je suis heureux. La liberté n'est pas de notre monde mais nous avons quand-même, nous humains, beaucoup de ressources pour s'en rapprocher.

déprise

Parallèlement à ce rétrécissement continu du chemin que je suis appelé à parcourir, les limites de mon être sont de plus en plus floues comme si j'étais le siège vivant d'une forme de désidentification. Je ne cherche pas à remédier artificiellement à ce qui pourrait être faussement interprété comme une déperdition de vie. Je cherche d'autant moins à y remédier que ma santé physique est bonne, que je suis encore très actif physiquement, que je respecte mon corps, ses besoins, sa mécanique, sa physiologie. En bref, dans le langage de tous les jours: que je ne me laisse pas aller. J'insiste sur ce point, qui peut sembler trivial, pour prévenir toute interprétation erronée. Il ne s'agit ici nullement de déréliction mais peut-être bien de son exact contraire. Ce n'est pas l'abandon du soi mais plutôt la libération du soi hors du carcan du sujet, du carcan de la personne, hors de toutes les déterminations sociales, professionnelles, familiales, génétiques et généalogiques, au cours d'un voyage qui a certainement une direction mais qui, tout aussi certainement, n'a nul terme.

l'infini comme borne

Les notions de nombre et d'espace sont tout à la fois les outils et les bornes naturels de notre entendement. Elles débouchent sur les absurdités qu'engendre dans l'esprit humain l'illusion d'un accord entre l'infini et le réel. L'infini n'est rien de plus que l'extension imaginaire des notions de nombre et d'espace. L'infini n'est pas ce qui ne se conçoit pas, c'est au contraire une notion que nous sommes probablement les seuls à pouvoir dériver de nos facultés mentales d'Homo sapiens. L'infini est une limite, sa conception par notre esprit est le signe d'une infirmité. La notion de temps semble occuper un périmètre mental moins limité que ceux réservés à l'espace et au nombre, car elle partage ce lieu mental avec une de nos prédispositions affectives majeures: la capacité de plénitude (ou d'effusion). Pour que cette plénitude propre au temps se déploie sans retenue vers l'absolu, Bergson pose cependant un préalable: la débarrasser de toute association mentale avec celle d'espace.

Si la plénitude de la création équivalait à l'infini, si l'infini était l'autre nom de la création, alors tous les trous, les manques, les ratés, les défauts de la création seraient des soustractions finies dans un monde infini: elles seraient donc sans conséquence aucune. Corollaire: l'infini ne sert à rien pour comprendre le monde au sens large. Il est très utile au contraire en mathématiques comme limite, ou comme tendance, nous avertissant que nous sommes parvenus au bout de nos capacités d'entendement, comme l'indique très concrètement le calcul intégral.

La pluralité des mondes, leur infinité virtuelle est paradoxalement un argument contre l'infini. Notre illusion est de croire que l'infini est une ouverture métaphysique. C'est au contraire le signe concret, sensible, d'une borne réelle de l'esprit. Comme l'est sans doute Dieu. Le piège inhérent à ces notions (l'infini, Dieu) est qu'il nous investit d'une sorte de pouvoir mental, une imposture collective consacrée par la philosophie qui en fait un commerce éhonté.

La relativité restreinte, loin d'élargir notre vision de la création, la retient dans des limites plus resserrées après les délires imaginatifs de la cosmologie post-copernicienne et la croyance en la pluralité des mondes. Elle ampute aussi bien le temps que l'espace en les réduisant pour de bon, enfin! pourrait-on dire, à deux variables mathématiques ayant impérieusement besoin l'une de l'autre pour signifier quelque chose. Bergson avait donc tort et Bachelard ne s'est pas privé de le lui dire.

nullité

Les personnalités hors du commun me font prendre conscience de la nullité du troupeau dont je fais partie.  On doit prendre ce mot nullité dans le sens paradoxalement positif qu'on lui donnait au XVIIè. La reconnaissance de sa propre nullité est une forme de renoncement à un accomplissement purement personnel, vu alors comme quelque chose de dérisoire, de ridicule. La reconnaissance de sa propre nullité n'entrave pas l'essor spirituel. Il tend au contraire à le favoriser en nous invitant à changer d'objet de vénération.

sensibilités littéraires

L'histoire de la sensibilité littéraire ou religieuse (au sens large), avec ses figures remarquables, est incontestablement plus satisfaisante, plus formatrice, plus concrète, plus humaine, que l'histoire de la philosophie et des philosophes, que celle des idées. Mais elle est sans doute plus complexe encore. Il est peut-être une manière d'en faciliter l'étude, c'est de partir de certains noyaux, groupes, écoles ou cénacles en privilégiant la dimension collective et synchronique par rapport à la dimension individuelle et diachronique. Le Port-Royal de Sainte-Beuve est un exemple remarquable de cette abord de la sensibilité littéraire et religieuse. Son Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire en est un autre exemple. Dans mes lectures antérieures qu'il faudrait reprendre avec ce nouveau regard figurent la Sorbonne du temps d'Abélard, le cercle romantique de Iéna, celui du petit cénacle autour de Nerval et Gautier et celui des lakistes anglais. Voici une direction nouvelle que je pourrais donner à mes lectures.

J'ai toujours ressenti une grande difficulté à écrire de manière pertinente et originale sur la littérature. D'abord, je ne vois pas l'intérêt de résumer des œuvres ni de les paraphraser, au risque de les dénaturer, les essais de critique. Ensuite, si la lecture de la littérature sensu stricto, et de la critique qui s'y rapporte, est un plaisir et d'un grand profit pour l'esprit (dans sa continuité intérieure et sans qu'il soit besoin de lui donner une expression), elle ne produit pas spontanément chez le lecteur ordinaire comme moi des pensées originales qu'on trouverait important d'écrire. De telles idées ne surviennent au cours de la lecture que s'il s'établit une correspondance intime, même éphémère, entre deux sujets quasi-indépendants en nous: celui qui lit et celui qui pense.  A ces deux sujets, il faudrait d'ailleurs en rajouter plusieurs autres, dont celui qui veut se cultiver.

Penser avec la littérature, la penser spontanément, en mettant à jour ses correspondances secrètes avec notre propre esprit, n'est pas aussi direct que penser avec la philosophie. Penser avec la philosophie nécessite simplement d'avoir réfléchi aux questions essentielles et d'avoir trouvé un philosophe à sa portée. Il est parfaitement légitime d'être un philosophe amateur et de se risquer à transcrire sa propre pensée. Penser la littérature est une autre affaire et la critique est un métier qui n'est pas à la portée du premier esprit, sauf lorsque la sensibilité du lecteur lambda s'immisce directement dans l'intrigue qu'il lit, qu'il prend sa place personnelle dans le réseau des forces en présence, qu'il perd temporairement passivité et distance pour prendre son parti, pour défendre son point de vue et apporter les nuances nécessaires. Les conjonctions qui permettent à l'amateur de prendre pied dans des situations qui auraient pu lui rester à jamais étrangères sont quasi-miraculeuses. Et il me semble qu'en matière de sensibilité littéraire et religieuse la méthode de Sainte-Beuve, qui place chaque personnalité étudiée dans le terreau culturel complexe qui l'environne, est bien plus propre à réveiller la sensibilité du lecteur qu'une simple monographie dans un manuel d'histoire de la littérature.

Dans les deux grandes études littéraires de Sainte-Beuve que j'ai mentionnées plus haut, le détail à toute son importance. C'est le détail qui permet au lecteur attentif et assidu d'entrer de plain-pied dans l'intrigue et d'entrer en résonance avec les acteurs, comme dans un roman où la fiction n'aurait pas droit de cité. J'imagine que Sainte-Beuve ressentit une certaine frustration, ultérieurement, à devoir écrire pour les revues des monographies de vingt pages (regroupées dans les Lundis). Ces courts essais font mon délice depuis des années mais je reconnais que je ne peux m'y établir en terrain conquis et que je me noie dans la diversité des innombrables personnages étudiés. Lorsqu'on lit, l'un à la suite de l'autre, les quinze volumes des Causeries (et autant pour les Nouveaux Lundis), on en retire une impression de fragmentation et on est frustré de ne pouvoir entrer plus avant dans l'atmosphère culturelle des contextes décrits. Non pas que le détail manque mais Sainte-Beuve est obligé, de par le format qui lui est imposé, d'opérer des choix drastiques dans les situations. Pour compléter le travail de Sainte-Beuve, selon un projet qu'il aurait peut-être d'ailleurs souhaité faire lui-même, il faudrait regrouper les monographies autour de centres permettant de mieux sentir le jeu des personnalités et des sensibilités qui y concourent. Le rôle du lecteur serait alors plus actif et sa pensée mieux orientée : il s'agirait de reconstituer les liaisons et les correspondances, proches ou lointaines, entre les protagonistes, de reconnaître ses affinités et des rejets, de trouver sa propre place dans l'ensemble auquel on aurait ainsi redonné vie.

Voici un certains temps que je comptais réorganiser les Lundis autour de noyaux naturels, notamment pour les auteurs de mémoire ou de correspondance privée, lesquels n'ont pas la place qu'ils méritent dans les histoires de la littérature. J'ai commencé ce travail à partir des tables des matières de l'ensemble des l'œuvre et après une première lecture de la quarantaine de volumes de 500 pages chacun que forment les Causeries du Lundi, les Nouveaux Lundis, et les Premiers Lundis. Mais au lieu d'entreprendre une deuxième lecture in extenso avec l'idée folle d'assimiler la substance de l'œuvre à force d'assiduité, j'aurais intérêt à la recomposer comme je l'ai indiqué plus haut, pour la simple re-lecture d'abord, puis dans le but d'en écrire quelque chose de pertinent et, si possible, d'original. Ce regroupement thématique accompagné d'un texte d'introduction personnel, de références et de liens, voire d'illustrations, peut faire l'objet d'e-books et je voudrais me mettre à ce travail, histoire de donner plus de sens encore à mon projet de lecteur.

Je m'avise que ce regroupement thématique des Lundis a été entrepris par Maurice Allem et que cela fait l'objet d'une collection publiée par Garnier dans les années 1920-30 sous-titrée: Les grands écrivains français. Ma nouvelle lecture des Lundis que j'envisage pourrait donc se faire dans cette collection plutôt que dans les Lundis originaux.

littérature et religion

Je pourrais me décrire comme un véritable parasite de la sensibilité littéraire religieuse,  conçue comme un vaste corpus, un arbre aux mille ramifications, riche d'innombrables fruits, et dont il est impossible d'épuiser les ressources. Incapable par moi-même de m'en tenir sérieusement et durablement à une foi particulière, je les adopte successivement une-à-une et tour-à-tour, comme si elles pouvaient toutes trouver leur chemin en moi. Je suis disposé à partager toutes ses sensibilités religieuses pourvu qu'elles ne débordent pas vers le Dogme, la Politique et les Églises. C'est pour ça que je me considère comme un parasite ou comme un insecte butineur qui fait du miel "multi-fleurs". C'est en cultivant un tel don que je pourrai peut-être me sauver !

Je sais que je n'ai plus le temps d'approfondir autre chose, si du moins je suis capable au moins de cela, que le sentiment littéraire. C'est-à-dire, pour simplifier, d'enrichir naturellement, par un mouvement spontané, mon vocabulaire amoureux. Quelques mots de plus.

Il faudrait relire Lamartine en tant que poète religieux (titre qu'il revendique lui-même dans le titre de son premier recueil) et non pas comme poète romantique sensu stricto. J'ai l'impression que cette perspective peut convenir à un lecteur moderne. La pose romantique, si souvent jugée désuète, si surchargée de tous les clichés qu'on y a ajoutés depuis, pourrait s'estomper pour laisser la place à un sentiment spontané et universel à la fois, celui d'une union généreuse entre l'Humanité et la Création, entre l'humaine condition et le cocon cosmique.

D'ailleurs je me demande s'il ne faudrait pas lire toute la poésie romantique, jusqu'à Baudelaire, Rimbaud et le Hugo tardif, dans ce climat essentiellement religieux (au sens large évidemment), sans souci des influences culturelles, sans considération formelle ou linguistique,  sans recours à des abstractions philosophiques telles que le temps, l'espace ou encore la mémoire, l'être ou l'existence, toutes idées qui entravent l'expression de la sensibilité lorsqu'elles sont trop exclusives. Extraire d'une lecture virginale, régénérée, sans antécédent ni référence, dévoiler dans la substance du texte, ce qui n'est qu'appel à l'Union. Si je pouvais faire ça! Si j'avais encore le temps de le faire! La vie est belle!

On peut avoir de la religion et être complètement dépourvu du sentiment religieux. Exemple: Descartes, Chateaubriand. Et, inversement, avoir le sentiment (et même l'esprit) religieux sans adhésion ferme à un dogme comme Rousseau; et même dans le plus pur agnosticisme, tels Senancour, Vigny, Guérin, Hugo, Renan, Sainte-Beuve … et beaucoup d'autres. Pour ces derniers, qui sont légion, l'agnosticisme est même une revendication authentique de la foi. Je me rangerais volontiers dans cette dernière catégorie.

encore un souffle

Quoi qu'il en soit de mes « croyances », il est clair que je m'achemine peu à peu vers un statut où je ne demande pas à Dieu de venir à moi, ni n'aspire à le rejoindre mais où je me fonds dans l'universel en rejetant une à une, et souvent laborieusement, toutes mes déterminations individuelles. Préparation à la mort qui en vaut une autre et qui est probablement banale. Il est paradoxal de devoir se servir du peu qu'il reste en nous pour nous débarrasser de ce même peu: il arrive probablement un moment où le soi devient si évanescent qu'il n'est plus même en mesure de nous acheminer vers le moment ultime. C'est peut-être la définition du dernier souffle qui est encore un souffle.

le lieu de la synthèse

Les sensibilités littéraires dans des milieux bien définis dans le temps et dans l'espace. Cela relève de l'histoire de la littérature et c'est d'autant plus intéressant que les historiens (ou les critiques) parviennent, comme Sainte-Beuve, à inscrire les tempéraments individuels, dans leur diversité et leur hétérogénéité, dans le dispositif d'ensemble. La grande source de découverte et d'étonnement pour le lecteur réside dans la fusion entre des êtres si divers au nom d'une cause purement spirituelle. Comme si la cause elle-même était beaucoup plus réelle que ne le seront jamais les acteurs qui s'agitent autour et tendent vers elle. Cependant, on ne peut comprendre intelligemment cette unité qu'en pénétrant la diversité qui y aspire. C'est la différence avec la démarche philosophique qui cherche à se débarrasser coûte que coûte du particulier pour atteindre le général, abandonnant ainsi tous les matériaux, toutes les volontés individuelles qui contribuent à donner naissance, à fomenter et à nourrir l'Idée. L'Idée, unique réalité, mais aussi construction collective qui émerge du divers et qui est entretenue à jamais par le divers.

Grâce à l'histoire des sensibilités littéraires, mais aussi grâce à l'histoire des courants de l'art (et non pas dans l'histoire de la littérature et l'histoire de l'art en général), il doit être possible de réaliser cet objectif intellectuel qui consiste à atteindre le général par le particulier et de pouvoir revenir au particulier après avoir pénétré l'idée générale. Cette navette permanente entre les deux points de vue (général-particulier) est propre à entretenir l'intérêt intellectuel.

Je comprends mieux maintenant pourquoi j'ai fini par être rebuté par l'étude de la psychanalyse et la poétique des éléments (feu, eau, air, terre) de Bachelard ainsi que celle des attitudes individuelles des écrivains face au temps où à l'espace (essais de G. Poulet et de J.P. Richard). Par la lecture de ces ouvrages, je croyais échapper aux abstractions philosophiques et me mettre à même d'appréhender la diversité des modes d'aperception du monde, avant d'en faire une sorte de synthèse personnelle. Mais je m'y suis noyé parce que ces auteurs décomposent à l'envi les objets de la conscience ou de la perception, tout en postulant en sous-main que l'individu est l'unique lieu d'une possible synthèse. Je les ai lus en m'arrêtant à l'idée que l'individu est en effet une entité spécifique, qui, à un moment donné de sa vie et dans un environnement particulier, forme un complexe irréductible de sensations et de sentiments. Je me suis durablement embourbé dans cette idée complaisante du mystère de l'être, tout juste capable de résumer ou de paraphraser les essais de Bachelard, Poulet ou Richard sans pouvoir en tirer une parole originale qui me soit utile au plan spirituel. Il y avait un mur contre lequel je butais.

Je pense aujourd'hui que je me suis mépris sur le lieu de la synthèse. Ce n'est pas l'individu. L'individu est un accident, un complexe fugace d'attributs et de qualités. Il est capable de retenir un instant un certain reflet de l'idée, de s'en faire un écho, et c'est sans doute en cela qu'il est intéressant. Mais il n'est pas lié substantiellement à elle.

Pour cette raison l'écrivain est plus intéressant à étudier, s'il mérite jamais d'être étudié, dans le réseau complexe des influences qu'il subit que comme un agent chimiquement pur. C'est ce que fait Sainte-Beuve. Et Sainte-Beuve me semble plus intéressant encore lorsqu'il transcende l'individu-écrivain pour accéder à un certain domaine de la sensibilité collective, comme dans les études approfondies que sont Port-Royal et Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire. Pour rester dans des analogies d'ordre chimique, ou plutôt alchimique, l'écrivain est un simple réactif ou un agent entrant dans une composition complexe. L'intelligence qu'on acquiert peu à peu, en tant que lecteur, de ce complexe subtil nous permet de percevoir de plus en plus nettement l'Idée qui y préside et, peut-être, de trouver des mots pour rendre compte du processus par lequel elle accède à la conscience.

Gilles-Christophe, Octobre 2017