JUILLET 2017

Gilles-Christophe, Juillet 2017

des mots
Les mots qui s'alignent sur la page sont impuissants à exprimer le fond de la question. Ils lui font perdre toute son épaisseur. Ils ruinent le formidable travail intérieur capable de concentrer en un point, subtil et mobile, les matériaux d'une vie entière et qui, à chaque instant, se recharge de nouveauté. L'écrit ne respecte rien, mais l'être, lui, s'avance, fier et fort de tout ce qu'il a assimilé, sans nul besoin de démonstration, de justification, de reconnaissance. Dépassé un certain stade, les mots s'imposent d'abord comme des obstacles. Mais je reste confiant: il est possible de témoigner avec justesse.
ultime viatique
Il m'arrive de penser que je pourrais me contenter à vie d'un entretien imaginaire avec mes amis Anatole (France) et Théophile (Gautier). J'ai passé tant de temps en leur compagnie (dans les années 90 à 2000) ! J'ai toutes leurs œuvres dans ma bibliothèque et leurs écrits sont pour moi d'une richesse inépuisable, tant en littérature pure que dans le domaine de la critique. Mais, entre mille qualités, ils ont celle de se présenter à moi comme des frères en esprit. Ils me renvoient de moi une image apaisante et mesurée, raisonnable et équilibrée. Je pourrais essayer d'écrire sur eux d'une manière originale, qui rende compte de l'admiration que je leur voue, qui essaie de retrouver la source de cette admiration. Si on m'assignait un tel travail (par exemple si j'étais universitaire dans le domaine des lettres), je le ferais certainement avec plaisir et peut-être même serais-je inspiré.
Leurs œuvres plus quelques textes complémentaires, quand même, pour faire un tout. Car j'ai besoin aussi d'alimenter les gentils démons qui s'agitent dans le for intérieur. Pourquoi pas certains textes chrétiens de base, comme l'Ecclésiastele Livre de Jobl'Imitationles Confessions d'Augustin et les Pensées de Pascal qui me semblent renfermer toute la philosophie existentialiste dont j'ai besoin ?
Théophile, Anatole, l'Évangile … l'ultime viatique en somme ! Mais quelle idée ! Il n'y a pas de station définitive ! La vie nous impose son mouvement ! Pourquoi clôturer son univers ?  Pourquoi chercher à tout prix l'apaisement et la résolution ? Pourquoi ne pas entretenir le feu jusqu'à ce qu'il s'éteigne de lui-même ? Il y a même un certain plaisir à réaliser que rien n'est jamais définitif ni assuré. Alors, s'en tenir à des maîtres incontestés et qui m'ont un moment retenu dans ma course ne serait vraiment pas raisonnable.
elle va sa vie
C'est en apparence seulement que cette vie qu'on appelle "intérieure" adopte le train de la vie "tout court". Elle paraît en suivre les accidents et le rythme, les vides et les pleins. Elle se donne comme une succession aléatoire et chaotique de prises de conscience, de sentiments, de calculs, d'espoirs et de regrets. Mais vécu et  vie intérieure forment pour moi deux cours parallèles et distincts. La vie intérieure essaie de se protéger du vécu, dont les péripéties la tyrannisent souvent, l'obsèdent, la dérobent à elle-même, l'encombrent de drames autant que de vétilles. Coûte que coûte, vaille que vaille,  la vie intérieure va son chemin de fortune.  Elle conquiert son autonomie, prend de l'importance avec le temps et finit par faire valoir ses  propres exigences.
au delà de la logique
Vivre logiquement? L'homme qui avance est confronté chaque heure aux paradoxes que la raison lui met devant les yeux (ce que les philosophes appellent des apories). La logique elle-même, poussée jusqu'à ses limites, est un dérèglement de l'esprit, le vestibule de la folie (Rousseau). C'est d'ailleurs en ce sens qu'elle est intéressante à étudier. Face à la raison raisonnante, la transcendance est une force très saine de nature dialectique (Kierkegaard). Contrairement aux fausses antinomies générés par les insuffisances du langage et qui font de la pensée une boucle sans issue, la transcendance, dans son dialogue quelquefois conflictuel avec la raison, fait progresser le sentiment de l'existence, lequel nous assure un véritable statut en ce monde.
deux formes de transcendance
Ma tendance la plus spontanée serait d'aller non pas vers Dieu mais vers cet autre au-delà qu'est le monde matériel. Le monde matériel me semble le vecteur d'une forme de transcendance et non pas uniquement le lieu de la pure immanence comme c'est généralement admis. C'est un puissant révélateur, un transformateur de vie, le promoteur d'un nouvel ordre possible, le mobile d'une conversion. Le truchement qui nous permet d'y pénétrer n'est pas la foi mais l'imaginaire.
Mais gardons aussi en réserve, on ne sait jamais, la possibilité de la transcendance divine. Écoutons au moins ceux qui en parlent éloquemment et de manière persuasive, notamment avec humour et amour du paradoxe (je pense à G.K. Chesterton mais aussi aux disputeurs infatigables de l'Antiquité et du Moyen-Âge qui découvraient les ressources du langage au rythme de leur propre pensée). Cette transcendance divine finira peut-être par émerger en moi comme une évidence à l'égal de l'imaginaire du monde matériel et peut-être conjointement à lui (association évidente dans les paraboles évangéliques où les substances matérielles élémentaires apparaissent comme autant de signes du divin).
cachet de l'authentique
L'homme dont la voix porte encore choisit d'aller vers les autres, même si les autres ne l'attendent pas. Il n'est pas facilement rebuté par la difficulté de toucher son prochain. S'il est vraiment en bout de course et qu'il ne peut plus parler fort, il se repliera vers les quelques proches qui lui restent puis, enfin!,  vers l'ultime interlocuteur. A celui-là il demandera de mettre sur sa vie le cachet de l'unique, le cachet de l'authentique. Évolution naturelle de l'existence. Statut banal que celui de la personne âgée dialoguant en silence avec qui de droit. Immense communauté humaine dont j'entends d'ici le murmure.
quiétiste intranquille
Le recherche d'une vie authentique nous livre au devenir en nous éloignant de l'être-en-soi. Cette fissure entre l'en-soi et le pour-soi ne m'apparaît pas comme une source de tragique ou un prétexte au nihilisme (comme chez Heidegger ou Sartre). Si je suis optimiste sur l'issue de l'aventure intérieure c'est que dans ma balance personnelle le pour-soi l'emporte largement sur l'en-soi.  D'ailleurs je me demande  d'où nous tirons cette notion d'être appliquée à nos petites personnes, nous qui ne sommes au fond que devenir. L'essence, notion idéelle sans équivalent dans la réalité matérielle, est sans doute un pur vestige culturel que les philosophes les mieux patentés entretiennent par superstition, et dont ils se plaisent à faire le théâtre de nos névroses. Pour moi, pas de drame mais pas non plus de solution qui m'appartienne. Quiétiste intranquille, voilà comment j'aimerais me qualifier.

prochaine étape
J'ai l'impression qu'une étape de mon parcours philosophique s'achève. Pour résumer très grossièrement, j'admets maintenant que la frontière entre soi et le monde est incertaine et je m'imagine plus facilement comme pur devenir. Je me suis rendu compte que les idées de la philosophie ne servent pas tant à comprendre objectivement le monde qu'à mieux traduire les fluctuations du sentiment de l'existence (connaissance versus existence). Les idées, même les plus abstraites, sont les morphèmes d'un langage en recomposition permanente. Elles n'ont de vérité que dans l'alliance d'un jour avec la sensibilité individuelle. La philosophie en tant que philosophie est peut-être un leurre, un leurre autant qu'un jeu. Mais on ne peut se passer de philosopher.
Malgré mes efforts méritoires, l'imagination, la mémoire, la sensibilité esthétique ne me semblent pas avoir tiré grand profit de cette cure de l'intellect. Avec Bachelard je pensais aborder les confins entre les idées abstraites et la poésie, passer insensiblement d'un domaine à l'autre. J'ai été très studieux, mais mon tort a sans doute été de me confier à un intercesseur. J'aurais dû plutôt entrer franchement dans le chaudron de l'écriture autobiographique. Les idées y seraient certes restées les éléments de base mais comme autant de monades, douées de désir et de sensibilité, associées en combinaisons éphémères, se fixant temporairement sur des lieux, des espaces, des choses. Les mots n'auraient qu'effleuré l'incident, masqué tout repérage, et m'auraient pourtant immergé dans la poésie du monde. Un programme évidemment hors de portée !

Gilles-Christophe, Juillet 2017