Les impromptus de la pensée surgissant au cours de la lecture apparaissent comme les signes d'une interaction créative entre le lecteur et l'auteur. Les traités dialectiques ne favorisent pas ce type d'éveil immédiat car l'intellect du lecteur s'épuise à reconstituer le raisonnement de l'auteur et il ne travaille pas assez pour lui-même. Il est comme piégé dans l'œuvre. Il n'en est pas de même avec les essais et les recueils d'aphorismes (Nietzsche, Kierkegaard, Cioran, Pessoa), dont le lecteur retient les formules qui accrochent, délaissant par commodité celles qui demeurent mystérieuses dans l'instant. Cette lecture complaisante qui ne cherche pas à transcender la pesanteur de la dialectique ou l'hermétisme de l'expression est évidemment insuffisante. Les idées personnelles solides naissent uniquement de l'étude approfondie, même s'il faut y consacrer du temps. C'est pourquoi je ne dois pas abandonner la pratique des résumés commentés.
L'Un et le Tout
L’âme éternelle
Autre chose sur le même sujet: les gens pensent que l'immortalité de l’âme promis par la foi religieuse est un prolongement de l'existence au delà des limites assignées par la biologie. Ils ne semblent pas faire la distinction entre l'existence, qui nous sépare du divin, et l'essence, qui nous relie à lui. Autre exemple du même genre : l'expression absurde d'existence de Dieu, absurde si l'essence est autre chose qu'un concept grammatical et Dieu un mot. Le Dieu des monothéismes étant pure essence par définition ("Je suis celui qui est" dit Yahvé s'adressant à Moïse dans Exode), la question de son existence ne peut pas se poser en saine et bonne logique. Les dimensions métaphysique et théologique de la notion d'être, quoique je fasse pour les repousser, restent cependant capitales tant elles hantent les esprits. Dans ces libres méditations je dois donc garder une place à l’âme éternelle et préférer la suspension du jugement à toute forme de rejet définitif. Pour soulager sa migraine, voir sur ce thème le billet précédent du blog intitulé : A propos de Spinoza.
Ce que je crois aujourd'hui
Je reprends certaines questions traitées antérieurement pour voir où j’en suis et donner une expression à ma croyance d'un jour:
1. J'ai besoin de me rattacher à une totalité que je veux concevoir par la raison et par le cœur. Cette totalité est beaucoup plus que la somme de ce qui existe. Elle n'est pas uniquement le répertoire de l’universel. Je ne m'y noie pas, je ne m'y confonds pas, je la ressens intimement.
2. Pour enrichir mon sentiment d’appartenance à la totalité, je convoque tour à tour la vision plurielle et la vision unitaire du monde. Par la méditation, j’essaie même de les confondre en une même substance, l'unique substance.
3. Je crois que l'homme est une exception comme espèce animale, qu'il a une responsabilité historique, immémoriale, qu'il a échoué dans cette responsabilité, et que cet échec le met directement en cause. Je m'éloigne donc du spinozisme et de tous les systèmes optimistes. J'aurais, pour la même raison, une certaine sympathie pour le christianisme, même si je ne peux pas me plier à l'idée qu'une Incarnation aurait été nécessaire pour révéler le lien entre l'homme et ce qu'on appelle Dieu. L'admettre serait placer les symboles au même plan que la vie, ce que je ne consens pas à faire. Il faut accepter le mystère dans son intégralité sans faire intervenir le surnaturel. Étant donné le statut d’exception de l’homme, je suis prêt à admettre que nous ne sommes pas purement contingents en tant qu’espèce. Que si reconnaissance il y a de Lui à Nous, ce serait au niveau de l’espèce qu’elle se situe, et non pas au niveau individuel.
4. Dans le doute, je laisse aussi une chance à l’idée d'immortalité de l'âme, bien que je ne croie pas que l’âme soit indépendante du corps. Je pense que nous sommes voués à une mort intégrale, définitive et irréversible. Ce constat n’entrave pas un fort sentiment personnel d'appartenance à la totalité, sentiment qui doit me permettre, ici et maintenant, d'alléger les souffrances inhérentes au fait d'exister, à savoir la maladie et la mort-même, la mienne, celle des autres. Ce sentiment d’appartenance allège les souffrances parce qu'il allège la part du moi. La promesse d’éternité, aussi symbolique soit-elle, est illusoire comme forme de survie individuelle au-delà du temps. Par contre je ne je ne peux m’empêcher de garder en réserve l’idée d’une âme individuelle véhiculant une infime partie de l’être au cours de la vie, - partie infime qui n'en est pas pour autant dépourvue de signification, - et rejoignant la totalité dont elle est issue après la mort du corps. C’est une pensée très fragile.
5. Je ne sais pas si j'ai besoin d'être mais j'ai en tout cas envie de témoigner, d'exprimer une certaine gratitude d'exister. Mon corps est à la fois siège de l'action (dont fait partie la pensée), de la sensation et de la réception au monde: c'est beaucoup déjà. On m'a donné un volonté de vivre, une personnalité avec une conscience et quelques traits permanents.
Puis un autre jour
Au XXIe siècle, au contraire, nous sommes frappés par l'accumulation des indices montrant l’aberration de la lignée humaine. On peut faire semblant d'ignorer cette différence et se faire ad nauseum le chantre du progrès - fond de commerce médiatique de certains intellectuels comme Michel Serres -, et bien se garder de réfléchir à la signification de cette évolution. Pourtant l'émergence humaine impliquait la création d'une anthropocène détruisant la Nature de Lucrèce et de Bernardin de Saint-Pierre. Ce constat légitime une vision élargie de la destinée humaine débordant des cadres qui lui sont assignés dans la très respectable philosophie humaniste du XIXe siècle. La vision apocalyptique figure par contre, sans ambiguïté, dans la Bible, notamment dans les prémonitions des prophètes juifs. Je peux donc m’y référer comme simple lecteur, sans aller au-delà de ce que je suis en mesure de croire.