OCTOBRE 2015 - William James et ses paradoxes - In fine

William James et ses paradoxes

Si l'on prend le pragmatisme de William James à la lettre, aucune forme de pensée ne serait une impasse philosophique ou métaphysique, même les points de vue les plus absolus, puisque toute pensée sincère est une avancée dans le temps, une action engageant son auteur dans un monde en devenir, puisque l’importance d’une idée est liée à l’expérience personnelle qui la véhicule.

Le rôle modérateur qu'il attribue au pragmatisme se caractérise quand même par une mise en garde contre les positions radicales, notamment les monismes trop absolus (Spinoza, Hegel). Les positions pluralistes ont sa faveur parce qu'elles engagent la pensée d’une manière moins définitive. On pourrait dire que les positions du pragmatisme sont irréfutables car en élargissant le champ des possibles, on diminue le risque de se tromper. Il est finalement neutre, on pourrait dire indifférent, par rapport au devenir et à l'action. Le pragmatisme est donc une philosophie paradoxale puisque, tout en reconnaissant que la pensée est une forme d'engagement, il admet que toutes les positions intellectuelles ont leur justification propre, une fois rapportées à la personne ou à la situation. On se retrouve donc ramené au point de départ. Une pensée subtile, peut-être, mais neutre et fade. James déclare qu’il ne faut pas tomber dans le relativisme et l’indifférentisme mais il n’est que cela.

Il considère que chaque individu est le siège d'un certain tempérament philosophique, se rattachant soit aux systèmes monistes, soit aux visions pluralistes. Étant pluraliste lui-même, il exerce son ironie sur ceux qui se ressentent comme les deux à la fois, en particulier ceux sont porteurs d'un message idéologique ne prenant son sens que par la confrontation avec d’autres systèmes de pensée. Ma conviction est que le penseur non professionnel est garant du caractère organique et vivant de sa philosophie personnelle, mais qu’il passe souvent par une succession de positions philosophiques différentes. Sa notion de tempérament philosophique suggère une stabilité dans les convictions, à laquelle je ne peux souscrire. Le point de vue de James est finalement essentialiste ; il pose l'être avant la réalité, le concept avant la chose. Un autre paradoxe chez lui.

Idem avec les notions, dominantes dans ses écrits, d'optimisme et de méliorisme qui supposent défini un concept supérieur préalable au développement de la pensée, qu’il faudrait viser à atteindre. Où est ici la sanction de la réalité telle que voulue originellement par le pragmatisme ? En quoi l'optimisme prévaudrait-il sur le pessimisme sinon au nom d'une croyance de principe en l’avenir, une foi ? Troisième paradoxe.

En définitive, la philosophie de W. James n’est pas selon moi une philosophie aussi active qu’elle le revendique, une philosophie qui serait capable d’empiéter sur le réel et sur l’avenir, de laisser une marque durable sur celui qui la pratique (contrairement à celle de Bergson). C'est une philosophie du juste milieu, comme celle d'Alain, sans impact fort sur celui qui la lit, mais intéressante comme philosophie critique, comme instrument à comprendre le monde tel qu'il est, comme outil propédeutique. C'est finalement la philosophie qui pourrait me convenir si je ne demandais pas à la philo de donner plus de sens à l’existence et à l’au-delà de l’existence.

Je réalise qu’il aurait suffi de dire que James dévitalise bel et bien la métaphysique ; il la réduit à un jeu de propositions concurrentes dont aucune n’est jugée plus fondée que les autres.

In fine

J’ai fait quelques essais déjà. Je croyais que ma vie pouvait être déroulée méthodiquement, étapes après étapes, dans une continuité idéale, mais c’est un peloton embrouillé et plein de nœuds. Qui plus est, le tempo spontané de la mémoire est irrégulier, imprévisible, heurté, tout de réminiscences involontaires et d’associations inopinées. Pour que ma mémoire travaille au rythme maîtrisé de l’écriture, il faudrait veiller à ne pas laisser la horde des souvenirs monter en désordre à l’assaut de la conscience. Je pense à une autre méthode : ressusciter de manière volontaire la suite des mois passés, en les considérant comme distincts du moi présent et même sans lien entre eux ; agréger les souvenirs dans des complexes séparés, porteurs d’une signification autonome. J’ai l’impression qu’ainsi je pourrais acquérir sur mon existence passée une objectivité nouvelle, capable de libérer la curiosité et d’éveiller le désir d’écriture ; une certaine indépendance par rapport à celui que je fus, propre, en particulier, à écarter les blessures et les regrets qui paralysent celui qui écrit sous la seule inspiration des souvenirs spontanés.

Mais pourquoi écrire sa vie ?

L'explication qui me vient spontanément en tête, c'est que ma vie est mon bien propre. Certes, je cherche des explications sur l’existence en général dans les livres, mais toutes les exégèses et tous les commentaires que je fais à partir de mes lectures me ramènent immanquablement à moi car mon projet de lecteur n'est pas professionnel ni universitaire mais intéressé à moi. Non par narcissisme, j’en suis certain, mais au nom de mon salut. Le mot salut revient souvent dans cette rubrique, sans que je l'associe à rien de religieux. Il s'agit en effet de me rassembler pour franchir l’ultime obstacle, faire le dernier saut (saltatus), celui qui compte vraiment. Quelquefois il me semble que je ressemble en ceci à mon prochain, que je fais ce que chacun fait en son for intérieur. Quelquefois je sens combien ce souci peut parasiter l’existence par l’exigence intérieure qu’il suppose. En tout cas, il me paraît évident qu'on ne peut pas confier son salut à une force extérieure, prêtre ou écrivain. Je l'imagine comme une entreprise de saisie globale de la vie destinée à en faire rétrospectivement un tout unique, doté de signification et de sens. En somme, la création d’un soi qui n’aurait jamais été si on ne lui accordait cette attention finale. Cette façon d'envisager ma biographie comme un devoir désiré autant qu'indispensable n'a rien à voir avec l'art ! Chaque mot déposé dans la mémoire de l'ordinateur doit concourir à modeler cette unité de l'être achevé, unité sans laquelle le saut ne peut s'accomplir. C’est un enjeu dramatique et existentiel, pas le défi d’un écrivain amateur.

Cette entreprise est d’une extrême fragilité. Comment concilier son caractère d’enjeu dramatique avec l'objectivité supposée de la mémoire ? Ma conviction actuelle que l’essence est ce qui advient et, plus encore, ce que l’existant crée in fine, tiendra-t-elle le choc ?

gilleschristophepaterne@gmail.com
Révisé en mars 2023

SEPTEMBRE 2015 - Usager de la philosophie - Le soi antenne - Complémentarité des éthiques antiques - L’éternité - La théologie et l'Église - La métaphysique quand même - Une autre biographie - Retour à l’incréé - Le crime du dieu biblique - Celui qui se souvient - Ma communauté

Usager de la philosophie

La pratique philosophique est indissociable de mon expérience existentielle. Je ne cherche pas à acquérir une culture philosophique mais, plus modestement, à donner une expression fidèle aux idées que sécrète la vie intérieure. Le plus souvent, l'idée juste ne vient qu'après maints tâtonnements: je fais mes gammes et je cherche l'accord. Chez les penseurs patentés, j'aime aussi une parole qui se cherche par petites touches avec le souci de se faire entendre. Il n'y a rien qui m'agace plus que l’imprécation ou le style péremptoire assenant en quelques mots définitifs des vérités prétendument universelles.

Le soi antenne

Préserver le soi-antenne, capteur des mondes, instrument d’évasion. Cette part du soi que nous abandonnons le plus tôt sur la route de la vie, ainsi qu'on peut le lire dans le regard éteint des gens de ma génération.

Complémentarité des éthiques antiques

Ce qui m'intéresse dans les écoles antiques (platonisme, aristotélisme, stoïcisme, épicurisme, pyrrhonisme, scepticisme, cynisme) c'est leur complémentarité. Chacune apporte une spécificité et une nuance indispensable à l'honnête homme qui ne se revendique d'aucune chapelle. Pour lui, donc pour moi, nulle urgence à choisir entre telle ou telle. C'est une question de jour, ou même d'heure. Les grandes éthiques forment une portée à plusieurs lignes qui soutient la mélodie de l'existence.

L’éternité

Pour le chrétien qui croît à sa propre éternité la mort conserve-t-elle une signification quelconque? Aucune à la lettre puisqu'il se croit immortel ! Croire en l'éternité de l’individu équivaut à nier la mort ! Au contraire, celui qui a la mort comme horizon s’attache fermement à la vie et essaie d’en faire un champ d'amour et d'espérance.

Le paradis et l'enfer, lieux inventés par le pouvoir religieux, autant pour défier la mort que pour tenir le bon peuple à carreaux.

J'essaie de me mettre à la place d'une personne chrétienne qui croit sincèrement à sa propre éternité. Elle la confond peut-être avec l’atemporalité, l’absence de temps. Ou alors elle pense que le non-être est une modalité de l'être, de son être particulier ! L’absurdité n’est pas un domaine réservé : chacun y a droit, notamment le chrétien. Je n'ai pas ce don d'illusion car, philosophiquement parlant, je définis la mort par défaut. La mort est une pensée dérivée de la vie, un sous-produit en somme. La méditation de la vie et celle de la mort pour moi se confondent.

Qui croit à sa propre éternité confond deux tendances contraires de l'esprit: celle qui nous resserre dans notre nature finie et celle qui nous répand hors de nous-même par un mouvement d'expansion illimitée. Il projette la mort dans le temps et dans l'espace alors qu’elle n'est que la limite de la vie. Il lie son destin personnel au destin cosmique !

L’éternité n’est pourtant pas un vain mot puisqu'elle est ressentie. Elle nous concerne individuellement puisque chacun d'entre nous peut se considérer comme l'infime partie d'un Tout dont il est solidaire de son vivant. Profitons de cette bienfaisante faculté de croire en l'éternité tant que c'est possible. 

La pensée de la mort est aussi puissante que celle de l’éternité. Elles agissent en concurrence, nous tirant tantôt du côté de l’être individuel, tantôt du côté du Tout.

La théologie et l'Église

La théologie a déshumanisé la philosophie. En piégeant l'homme dans des dogmes infaillibles, elle a ôté au vivant le droit de s'ériger en juge de soi-même. Elle a réduit l'intellect à la dialectique et aux glossaires. Elle a ruiné la source profonde des interrogations humaines pour la remplacer par une Vérité vendu comme un mystère ! Heureusement, elle a engendré des générations d'hérétiques et de rebelles. Mais la gangrène scolastique se cache toujours parmi nous, dans les institutions officielles et sous des masques chaque jour différents !

Non seulement le christianisme a fondé la civilisation occidentale sur une fable, mais elle a perverti la raison telle que l'avait définie les grecs. Si cette imposture a eu une si belle longévité, qu'elle a fondé un ordre social durable, c'est qu'elle légitimait une violence institutionnelle basée sur des conceptions d'obéissance et de soumission. Au fond, la contribution majeure des clercs a été d'apporter aux puissants les principaux outils de leur domination, des outils de nature intellectuelle et psychologique. Comme dans tous les systèmes totalitaires, la force de ces outils de domination réside dans une cohérence dont l'absolu n'a d'égal que l'absurdité, une argumentation impeccable mais totalement détachée du réel et le rejet de la contradiction et de la contestation. 

La métaphysique quand même

Dispersion intellectuelle. Impuissance à identifier ce qui constitue mon fond permanent afin de m’y établir durablement. Recherche d'un modèle pour ma démarche intérieure. Si l’enjeu métaphysique, évident dans mes billets récents, n'est pas à ma portée, je devrai alors me contenter du banal débat existentiel en picorant ma pitance dans les éthiques classiques. Nettement moins excitant que de s’immiscer en profane par effraction dans les mystères de l'Être. Mais comment entrer dans le vif de ce sujet si attirant sans affronter l'abstraction des traités de métaphysique ?

Une autre biographie

Il est possible que l'essence ne précède pas l’existence mais soit sa fin. Dans l’entreprise autobiographique, le moi vieillissant inventerait alors sa propre essence sur la base des "possibles" et non pas des "réalisés". Je me retrouve dans cette quête tardive. Je suis riche surtout de ce que j'aurais pu faire.

Retour à l’incréé

L'origine des créatures est dans l'incréé auquel notre entendement n'a pas accès. En sortant de l'incréé, les créatures entrent dans les dictionnaires et les grammaires. Or leur mode d'être au monde et de communiquer pourrait naître du seul arrangement des images et des sons et l'on devrait ainsi pouvoir parler aux arbres et aux oiseaux et s'en faire comprendre. S’imaginer avant la Création et retrouver l'origine du langage commun. Il existe une intelligence immédiate des choses et des êtres vivants et nous en avons heureusement quelques vestiges dans les langages naturels, tels par exemple les formes de la biologie végétale et les paraboles bibliques. Le plus humble peut accéder à ces signes primitifs. 

Le crime du dieu biblique

Selon l'Ancien Testament, Dieu a ordonné à l'homme de dominer les animaux et tout ce qui bouge sur la terre (sic) ! Le dieu biblique n’a donc pas anticipé les conséquences de cette injonction; il n'a pas pris la mesure de la malignité de sa créature. François d'Assise, magnifique hérétique qui respectait infiniment la nature et les créatures, s’est bien moqué du verbe divin, au moins de celui-ci!

Celui qui se souvient

L’existence depuis l'enfance, …. source inépuisable d'images et de sentiments, matériau d’une prodigieuse richesse. J'ai du mal à aborder ce continent par l'écrit. Me souvenir m'apparaît d'une grande brutalité si je n'interpose pas de puissants filtres entre la mémoire et les mots. Plus haut, j'ai évoqué l'un de ces dispositifs, à savoir considérer l'existence comme la quête d’une essence postulée. Le subterfuge risque d'être inopérant, le poids du passé restant accablant, avec ses regrets, ses remords, ses frustrations, les rendez-vous manqués avec la vie. 

Et pourtant, ne doit-on pas un hommage aux êtres qui nous ont touchés, à ceux qui nous ont marqués ? Comment, par exemple, puis-je oublier que je partage mon existence avec T. depuis 25 ans, soit la moitié de sa vie à lui ? Quel oubli inexcusable ce serait de ne pas prêter mes mots aux souvenirs communs et de ne pas les lui offrir en partage ! A côté de lui, je vois défiler devant mes yeux les personnes aimées ou simplement estimées, innombrables. 

Ma communauté

Je ne m'appartiens pas. Je ne suffis évidemment pas à moi-même. Je fais partie d’une communauté en devenir. J'y figure comme l'anneau d'une chaîne. Je me rattache à un être collectif qui est à la fois continuité et solidarité. Au terme d'une longue recherche, je veux manifester ici mon adhésion à cet être collectif, trouver les mots pour rendre compte de cette continuité qui me dépasse et, finalement, acquérir mon droit de passage dans la modeste barque où une place m'a été réservée sur l'océan des possibles. Aujourd'hui j'ai la force de croire que, loin d'être voué à mourir recroquevillé dans la misérable enveloppe du moi, je suis destiné à rejoindre ma communauté spirituelle. N'est-ce pas tout mon projet actuel ?

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Révisé en mars 2023

AOÛT 2015 - La pensée immédiate - L'Un et le Tout - L’âme éternelle - Ce que je crois aujourd'hui - Puis un autre jour


La pensée immédiate

Les impromptus de la pensée surgissant au cours de la lecture apparaissent comme les signes d'une interaction créative entre le lecteur et l'auteur. Les traités dialectiques ne favorisent pas ce type d'éveil immédiat car l'intellect du lecteur s'épuise à reconstituer le raisonnement de l'auteur et il ne travaille pas assez pour lui-même. Il est comme piégé dans l'œuvre. Il n'en est pas de même avec les essais et les recueils d'aphorismes (Nietzsche, Kierkegaard, Cioran, Pessoa), dont le lecteur retient les formules qui accrochent, délaissant par commodité celles qui demeurent mystérieuses dans l'instant. Cette lecture complaisante qui ne cherche pas à transcender la pesanteur de la dialectique ou l'hermétisme de l'expression est évidemment insuffisante. Les idées personnelles solides naissent uniquement de l'étude approfondie, même s'il faut y consacrer du temps. C'est pourquoi je ne dois pas abandonner la pratique des résumés commentés.

L'Un et le Tout

Je parviens à faire coexister en moi deux formes de conscience : celle de l'Un et celle du Tout. Chacune me relie à un mode particulier de l'absolu, ou, si l'on préfère, de l'infini. Quand l'une s'épuise, l'autre prend le relais. L’Être est alors ressenti physiquement, vitalement, comme une pulsation brassant les deux infinis. L'idée, froide et rationnelle, de l'Un comme définition de l'Être ne suffirait pas pour instaurer la confiance et la quiétude. Je ne pourrais pas m'adresser à cette abstraction ni imaginer qu’elle me reconnaisse. Lui adjoindre l'idée antagoniste du Tout rétablit l'Être dans le sentiment existentiel, dans une forme d'intimité même. 

L’âme éternelle

L'immortalité de l'âme m'interpelle comme pensée étrangère, voire comme pensée étrange. Pour être immortelle, l'âme individuelle devrait être une partie de l'être. Or l'homme n’est selon moi qu’une suite d'étants désunis et l'âme une image du corps, périssable comme lui. J'en déduis que pour apprivoiser cette idée de l'âme éternelle, impliquant la fusion de la personne avec l'Être, il faudrait que je quitte ma défroque de pur existant et que je m'établisse sur le plan mystique de l'aspiration à l'essence. Cela remettrait en question mes convictions les plus élémentaires, notamment mon athéisme. Pourtant, malgré toutes mes dénégations, n'est-ce pas exactement ce que je fais dans ce journal: détecter la moindre trace durable de l’être en moi ? Serais-je jamais capable de me positionner au plan de l'essence (par contraste avec l'existence), ce qui supposerait que la vie est un programme visant à la réalisation d’un être unique capable de transcender sa propre existence, et non pas une suite chaotique d'états relevant de la contingence. Je serais prêt à accueillir cette idée en moi ce matin, n'ayant aucun argument pour la réfuter. Et voilà: l’idée d’éternité vient de pénétrer en moi, à mon corps défendant.

Autre chose sur le même sujet: les gens pensent que l'immortalité de l’âme promis par la foi religieuse est un prolongement de l'existence au delà des limites assignées par la biologie. Ils ne semblent pas faire la distinction entre l'existence, qui nous sépare du divin, et l'essence, qui nous relie à lui. Autre exemple du même genre : l'expression absurde d'existence de Dieu, absurde si l'essence est autre chose qu'un concept grammatical et Dieu un mot. Le Dieu des monothéismes étant pure essence par définition ("Je suis celui qui estdit Yahvé s'adressant à Moïse dans Exode), la question de son existence ne peut pas se poser en saine et bonne logique. Les dimensions métaphysique et théologique de la notion d'être, quoique je fasse pour les repousser, restent cependant capitales tant elles hantent les esprits. Dans ces libres méditations je dois donc garder une place à l’âme éternelle et préférer la suspension du jugement à toute forme de rejet définitif. Pour soulager sa migraine, voir sur ce thème le billet précédent du blog intitulé : A propos de Spinoza.

Ce que je crois aujourd'hui

Je reprends certaines questions traitées antérieurement pour voir où j’en suis et donner une expression à ma croyance d'un jour:

1. J'ai besoin de me rattacher à une totalité que je veux concevoir par la raison et par le cœur. Cette totalité est beaucoup plus que la somme de ce qui existe. Elle n'est pas uniquement le répertoire de l’universel. Je ne m'y noie pas, je ne m'y confonds pas, je la ressens intimement.  

2. Pour enrichir mon sentiment d’appartenance à la totalité, je convoque tour à tour la vision plurielle et la vision unitaire du monde. Par la méditation, j’essaie même de les confondre en une même substance, l'unique substance.

3. Je crois que l'homme est une exception comme espèce animale, qu'il a une responsabilité historique, immémoriale, qu'il a échoué dans cette responsabilité, et que cet échec le met directement en cause. Je m'éloigne donc du spinozisme et de tous les systèmes optimistes. J'aurais, pour la même raison, une certaine sympathie pour le christianisme, même si je ne peux pas me plier à l'idée qu'une Incarnation aurait été nécessaire pour  révéler le lien entre l'homme et ce qu'on appelle Dieu. L'admettre serait placer les symboles au même plan que la vie, ce que je ne consens pas à faire. Il faut accepter le mystère dans son intégralité sans faire intervenir le surnaturel. Étant donné le statut d’exception de l’homme, je suis prêt à admettre que nous ne sommes pas purement contingents en tant qu’espèce. Que si reconnaissance il y a de Lui à Nous, ce serait au niveau de l’espèce qu’elle se situe, et non pas au niveau individuel.

4. Dans le doute, je laisse aussi une chance à l’idée d'immortalité de l'âme, bien que je ne croie pas que l’âme soit indépendante du corps. Je pense que nous sommes voués à une mort intégrale, définitive et irréversible. Ce constat n’entrave pas un fort sentiment personnel d'appartenance à la totalité, sentiment qui doit me permettre, ici et maintenant, d'alléger les souffrances inhérentes au fait d'exister, à savoir la maladie et la mort-même, la mienne, celle des autres. Ce sentiment d’appartenance allège les souffrances parce qu'il allège la part du moi. La promesse d’éternité, aussi symbolique soit-elle, est illusoire comme forme de survie individuelle au-delà du temps. Par contre je ne je ne peux m’empêcher de garder en réserve l’idée d’une âme individuelle véhiculant une infime partie de l’être au cours de la vie, - partie infime qui n'en est pas pour autant dépourvue de signification, - et rejoignant la totalité dont elle est issue après la mort du corps. C’est une pensée très fragile.

5. Je ne sais pas si j'ai besoin d'être mais j'ai en tout cas envie de témoigner, d'exprimer une certaine gratitude d'exister. Mon corps est à la fois siège de l'action (dont fait partie la pensée), de la sensation et de la réception au monde: c'est beaucoup déjà. On m'a donné un volonté de vivre, une personnalité avec une conscience et quelques traits permanents.

Puis un autre jour

Au fond, ma religion personnelle pourrait être un christianisme primitif, non émancipé de l'héritage judaïque, considérant le Christ comme l'ultime prophète, et non pas comme Dieu révélé. Il y manque l’essentiel : la dévotion, la prière, la soumission à l'Église. Je ne chercherai jamais à combler le fossé qui me sépare des vrais croyants.

Par ailleurs, je doute qu'il puisse y avoir une médiation entre Dieu et l'homme individuel, même si je trouve profondément humains les appels dans le désert. Je pense que nos cris sont destinés à se perdre dans l'infini, comme ceux de Job, ce qui ne les rend pas moins touchants. Ma pensée immédiate est que Dieu n'est ni juste ni aimant car, nous ignorant totalement en tant qu’individu, il ne peut nous choisir comme objet de sa justice ou de son amour. Pourtant, à cette idée vient tout de suite s'en associer une autre qui la nuance fortement: pourquoi l'homme est-il si contraire à la Nature ? Cette pensée obsédante me désarme devant les portes du Mystère. Il y a des moments où j'imagine qu'Il nous regarde faire en ricanant et que ce qui le relie à nous n'est pas la bienveillance.

En écrivant ça, je tiens à rester maître de mon discours, à dérouler patiemment le fil d'Ariane. Je ne veux pas être dérouté par des démissions d'ordre sentimental (comme le pari pascalien). Sur ce dernier point, Pascal a une excuse majeure : à son époque il ne pouvait pas prendre la pleine mesure de l'exception humaine dans l'ordre zoologique. On n'imaginait pas en effet qu'il fût possible d'intégrer Homo sapiens à la systématique animale. Notre singularité était fondée sur certains attributs de nature anthropologique et l'on ne pouvait pas anticiper la puissance destructrice de l’espèce elle-même. Cet argument lui manquait pour être en mesure de suspendre au moins son pari.

Au XXIe siècle, au contraire, nous sommes frappés par l'accumulation des indices montrant l’aberration de la lignée humaine. On peut faire semblant d'ignorer cette différence et se faire ad nauseum le chantre du progrès - fond de commerce médiatique de certains intellectuels  comme Michel Serres -, et bien se garder de réfléchir à la signification de cette évolution. Pourtant l'émergence humaine impliquait la création d'une anthropocène détruisant la Nature de Lucrèce et de Bernardin de Saint-Pierre. Ce constat légitime une vision élargie de la destinée humaine débordant des cadres qui lui sont assignés dans la très respectable philosophie humaniste du XIXe siècle. La vision apocalyptique figure par contre, sans ambiguïté, dans la Bible, notamment dans les prémonitions des prophètes juifs. Je peux donc m’y référer comme simple lecteur, sans aller au-delà de ce que je suis en mesure de croire. 

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Révisé en mars 2023

JUILLET 2015 - Ne pas être quelqu'un - Disparaître du tableau - Dépositaire - Cloué à la pensée - Résumé

Ne pas être quelqu'un

La vie humaine, depuis l'embryon jusqu'à la mort, est un sacrifice continu de tous nos possibles. Nous abandonnons successivement toutes nos potentialités car l'injonction sociale est de fuir à tout prix l'indistinction originelle. Cela s'applique au genre, au statut social, à la  profession, aux croyances, et plus généralement aux références culturelles. Dans les vieux jours, quand les contraintes extérieures se relâchent (travail, famille, patrie et j'en passe), il est possible de reconquérir les possibles, de se dégenrer, de se désidentifier, de s'indifférencier. J'ai personnellement résisté toute ma vie à l'identification en dressant entre la société et moi une barrière de livres. J'ai préservé cette faculté de finir par ne plus être quelqu'un

Disparaître du tableau 

Écrire c'est afficher certaines déterminations passagères, c'est inscrire un témoignage dans l'ordre du temps. C'est essayer de nier son néant, de revenir à l’antérieur de l'antériorité, là où quelque chose était encore. La sagesse serait bien sûr de ne rien écrire ou alors, quand on en a le talent, de privilégier une écriture contemplative par laquelle on se fond dans le monde sans y revendiquer une place à soi. Ainsi pour Julien Gracq dans la deuxième partie de son œuvre. Le sage parfait qu'il est finit par disparaître du tableau.

Dépositaire

Ce penseur auquel je pense en ce moment semble pouvoir tout tirer de lui, il est la substance même de ses pensées. Ne serait-il pas simplement un messager de l'Être, l'un de ses anges par delà le temps et l'espace ? Cette part d'être dont il est le dépositaire, n'a-t-il pas la mission de la partager à sa manière ? Quant à moi, le plus débile des penseurs, j'ai le même droit que ce génie de transmettre et de partager car j'ai le même statut que lui vis à vis de l'Être

Cloué à la pensée

Un jour peut-être, l'abstraction cédera-t-elle naturellement la place à une écriture contemplative et poétique. Pour l'instant je suis cloué à la pensée abstraite. J'aimerais que ce ne soit qu'une étape. La pensée philosophique est inépuisable; elle n'a ni fond ni fin et plusieurs vies seraient nécessaires pour en faire le tour. Pour cette raison elle n'est pas en accord avec la finitude de l'existence. L'achèvement suprême ne passe pas par le perfectionnement d'une pensée abstraite poussée jusque dans ses derniers retranchements. Ce ne sont pas les idées qui feront avancer le fragile esquif mais les images attractives du port d'attache. Il ne s'agit pas de créer mais de cheminer jusqu'au point final.

Résumé

Grâce à la réflexion philosophique de ces deux dernières années, j'ai réalisé qu'il était inutile de s'appesantir sur les frustrations et les échecs de ma vie passée. J'ai compris à quel point l'existence individuelle était contingente et j'ai acquis la conviction que l'individu ne porte qu'une part limitée de détermination pure, qu'il est avant tout une source de potentialités dont la plupart ne seront jamais réalisées. J'ai démystifié l'idée d'être et ne peux la rattacher qu'à un absolu dont je porte témoignage à ma très humble manière. 

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Révisé en mars 2023

JUIN 2015 - Méli-mélo de lectures - Dont on ne revient pas - Rien n’est plus mien - Écrire à quelqu’un - Une voie si étroite - Hommage - Une inaptitude rassurante - Glossaire - Sans méthode - Instantanés - L’individu non éternel


Méli-mélo de lectures

Les Lundis de Sainte-Beuve. Je ne m'en lasserai jamais. La lecture cette œuvre hybride, au carrefour de plusieurs disciplines (histoire, littérature, critique) est d'un intérêt constant. Elle suggère d’autres lectures propres à enrichir la culture de l'honnête homme, notamment sur la "civilisation" française. Au delà de Sainte-Beuve je m’intéresse à d'autres essayistes, critiques et historiens de la deuxième moitié du XIXe, comme Taine, Renan, et Michelet. J'ai sélectionné de nombreuses œuvres sur ma liseuse et la matière en est si riche je pourrais aisément m'y tenir jusqu'à la fin de mes jours.

Les conférences de Alain De Libéra du Collège de France ainsi que la lecture de William James tendent à m'éloigner de la philosophie, contrairement à l'étude de Bergson. De Libéra est un brillant spécialiste de la philosophie médiévale, une personnalité irrésistible, selon l’impression qu’il laisse dans les enregistrements vidéo. Mais ce savoir si particulier, même quand je crois en avoir compris l’essentiel, me reste extérieur et alimente peu ma propre pensée. L'histoire de la question du sujet est sans aucun doute passionnante pour un chercheur quand elle est envisagée ainsi dans une optique archéologique et philologique. Mais pour un quidam qui se contente comme moi de grappiller des bribes de savoir philosophique pour donner de l’essor à sa vie intérieure, suivre in extenso les cours de De Libéra (ce que j'ai fait pour tous ceux de l'année 2013-14), c'est aller un peu loin dans les subtilités. Dans cette philosophie scolastique, tout me semble affaire de mots. Il faudrait me contenter de lire les Confessions d'Augustin !

Quant à William James et son ouvrage sur l'expérience religieuse envisagée du point de vue psychologique, je pensais y trouver des exemples d’une recherche intérieure semblable à la mienne, notamment chez des personnes ayant écrit un journal spirituel. J'ai été jusqu'au bout de l'ouvrage, - une sorte de catalogue interminable bourré de citations - sans faire de rencontres qui m'intéressent. Je me suis rendu compte que le propos de W. James, un cycle de cours destiné à des étudiants en philosophie de l'Université d’Édimbourg, vise à conforter un protestantisme de "juste milieu", éloigné des outrances des illuminés, mais assez conformiste dans son parti-pris de tolérance. Les démarches d'inspiration déiste, ne se rattachant à aucune obédience religieuse, les plus intéressantes selon moi au plan psychologique, n’y sont pratiquement pas abordées. C'est un ouvrage descriptif et comportemental qui reste à la surface des choses.

Je me suis alors avisé que le romantisme allemand m'offrait de magnifiques exemples de démarches spiritualistes indépendantes des dogmes et conciliant la science et le surnaturel, la nature et la culture, ceci sous une forme non discursive. Ce mouvement, qui a étrangement pénétré les universités allemandes à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, m'a toujours attiré comme forme de contre-culture. Je pourrais peut-être aborder ce continent avec de meilleures dispositions que précédemment et y pénétrer plus profondément. Quand je lisais Hoffmann ou Hölderlin il y a quelques années, c'était pour exorciser un présent que je supportais difficilement. Il ne pouvait être question de me plonger durablement dans ces atmosphères fantastiques et surnaturelles: cela aurait nui à mon efficacité d'homme actif et responsable, pleinement impliqué dans son métier. Il en est tout autrement maintenant que je suis en retrait de la société: j'ai gagné le droit de m'immerger dans les atmosphères oniriques et surnaturelles du romantisme allemand et de laisser l'irrationnel contaminer mon existence. 

Dont on ne revient pas

J'essaie d'écrire des pensées vivantes, que j’éprouve comme des sensations, que je ne maîtrise pas entièrement mais qui s'imposent comme d’étranges évidences. Les plus intéressantes sont celles dont je ne reviens pas.

Rien n’est plus mien

Sympathie pour la Nuit de Novalis envisagée à la fois comme la préfiguration d’une mort heureuse et comme le degré supérieur de la sensation d'exister. Profonde sympathie, oui, sans que cela s'applique à moi. Pour une raison simple: ma mort ne m'appartient pas, quelle que soit la façon dont elle survienne. Je ne suis pas dans ma Nuit de même que je souhaiterais ne pas être dans ma Lumière. Cette Lumière et cette Nuit ne n'appartiennent pas. En revanche, elles sont peut-être, chacune à sa manière, le lieu d'un partage et c’est pour cela que Novalis est ici un éclaireur.

Écrire à quelqu’un

Il me semble qu'il y a toujours une manière optimiste et positive d’écrire sur la vie. Si l'écriture intime a une utilité, c'est bien celle de rendre heureux malgré tout. Pourquoi celui qui écrit ne s’en persuade-t-il pas aisément ? Parce qu’il ne connaît pas celui pour lequel il écrit, qu’il n’y a peut-être pas même réfléchi avant de poser le premier mot. Toute écriture suppose un lecteur fidèle, réel ou imaginaire, quelqu’un à qui l’on voudrait apporter l'ultime consolation.

Pensée liée étroitement à la précédente: écrire c'est rechercher le lieu de la confiance. Confiance : repos de l'âme au sein de l'aimé. La toute simple vie humaine prend ici tout son sens. Placer sa confiance dans son semblable, être réel ou être idéal dont la présence transforme radicalement la quête d’existence. L'être n’est unique qu’autant que l’amour l’est.

Une voie si étroite

Je me perds dans les innombrables options offertes par les sciences humaines (philo et histoire en priorité) et je me méprends sur le sens du mot culture. J’oublie à quoi sert la culture qu’on enseigne dans les universités, celle qui est compilée dans les livres. Sa valeur repose essentiellement sur son usage socio-professionnel. Par comparaison, l’émancipation intérieure que j’attends de la culture livresque est une entreprise individuelle traduisant une urgence. Elle ne prélève dans la connaissance que ce qui peut éclairer un chemin étroit et solitaire, pour un objectif connu de moi seul. J’ai l’impression que je me fourvoie à chaque pas et que la voie de la connaissance risque à tout moment d'être hasardeuse, contingente; que la volonté, là comme presque partout, est vouée à s’égarer. Voie si spécifique, si étroite et pleine d'embûches que mon intérêt serait d’accepter une fois pour toutes de m'y perdre.

Hommage

Une voix intelligente qui fait le récit de ses explorations intellectuelles, de son parcours d’érudition, qui partage l'expérience d'une vie d'étude. Quel privilège pour ses auditeurs ! Par rapport aux époques antérieures, quelle n’est pas notre chance, en ce début de XXI siècle, de pouvoir écouter sur sa tablette ou son mobile un cycle de cours du Collège de France ! Quel progrès ! L'écoute de ces conférences nous met en relation avec des intellectuels hors-pair qui se présentent à nous physiquement, par le grain et l’intonation de leur voix, par ces mille particularités qui confèrent à chacune de leur phrase une vie particulière. Apprendre ainsi c'est sortir de la tour d'ivoire des livres. C'est être un peu moins seul.

Une inaptitude rassurante

J'attends des auteurs qu'ils me fournissent le grain à moudre. Quand je ne vais pas chercher chez eux les sources d'inspiration, ma pensée se tarit naturellement et le fil invisible qui relie mes états de conscience, et leur confère quelquefois une certaine cohérence, se dissout mystérieusement. Loin de m’inquiéter, cette inaptitude à être le siège de convictions philosophiques profondes et durables me rassure. Je crois être capable de me glisser fugacement dans la peau de certains philosophes, d'adopter provisoirement leurs idées, de les interpréter à ma mode. Mais ces pensées ne tiennent pas solidement à moi: elles restent superficielles. Pour qu'elles m'engagent vraiment, il faut que je m'échauffe artificiellement, que j'en rajoute un peu, ce que je fais quelquefois dans ce journal du lecteur. Par exemple ma curiosité actuelle pour les philosophes spiritualistes n'est probablement qu'une passade. J'ai même hâte de passer à autre chose.

Glossaire

La philosophie m'apparaît le plus souvent comme un travail de la pensée visant à ajuster notre intelligence des choses au vocabulaire à notre disposition. A ranger le monde dans des tiroirs, et, dans ces tiroirs, les répartir dans des boîtes. Les philosophes professionnels contemporains s'en sortent en inventant des boîtes chaque jour plus petites qu'ils étiquettent avec un néologisme. Ils nous abusent en donnant l’impression de contribuer au progrès de l'entendement humain alors qu'ils ne font que raffiner un glossaire, introduisant à l'envi des nuances dont ils nous persuadent qu'elles faisaient défaut avant eux. Quel usage l'honnête homme peut-il en faire ?

Sans méthode

Depuis quelque temps, je me donne moins de contrainte dans l'étude. Mon souci n'est plus de résumer ou de paraphraser. J'essaie simplement de comprendre globalement le propos, qu’il soit écrit (les livres) ou parlé (les cours audio). Ainsi envisagé, écouter les cours du Collège de France c’est jouir de brillantes causeries ! Si je veux être plus sérieux, je lis ensuite les résumés disponibles sur le site du Collège, ou je me procure les ouvrages issus de ces cours. Ce que j'ai commencé à faire pour les cours de Alain De Libéra sur la Question du sujet dans la philosophie médiévale. Outre le plaisir immédiat procuré par la causerie savante,  j'assigne à cette activité un seul objectif: capter au vol des pensées que je me plais à croire personnelles. Des pensées fugitives qui ne sont pas des idées empruntées mais des idées dérivées, et quelquefois très éloignées du propos qui les a suscitées.

Instantanés

J'ai déjà dit que je passais le savoir philosophique au crible. Il ne s'agit pas en effet pour moi d'acquérir une expertise, ni de maîtriser certains domaines, mais d'aller à la rencontre des idées d'autrui capables de dévoiler un repli caché de mon esprit. De tout le matériel lu, le crible ne retient que la minime fraction des idées capables d’opérer cette rencontre. Il est possible que ces lueurs me révèlent à moi-même comme autant d'instantanés de l'être.

L’individu non éternel

Ma principale résistance au christianisme a longtemps été associée à mon déni de la persistance de l'individu dans l'éternité. Je trouvais fausse cette notion religieuse pourtant si fondamentale pour le dogme ; elle était même plus difficile à concevoir pour moi que les subtilités de la christologie. Aujourd’hui encore, elle continue de me rebuter, moi qui recherche l’être hors de la personne et qui n’attend rien de personnel après la mort. Cette résistance est probablement liée à mon incapacité à dissocier la vie de l’âme de celle du corps. Je fais bien la distinction entre l’âme et le corps mais je ne les comprends qu’unis. Je suis prêt à admettre que l’âme, à la différence du corps, peut se perpétuer après la mort, mais alors c'est au sein d’un tout qui n’aurait rien d’individuel. Malgré cette concession, le salut individuel après la mort n’en acquiert pas pour moi plus de sens qu’avant. Le salut est pour moi un devoir ante mortem et je suis prêt à concéder que l’âme sauvée du vivant de l’individu est mieux à même de rejoindre l’âme universelle après la mort. Mais que l'individu, par le véhicule de son âme, puisse constituer un tout éternel, je ne m’y résoudrai jamais. 

Cette réflexion est à rapprocher du malentendu sur la place de l'homme dans la création. Comme le fait Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, on ne peut nier l'importance de l'homme, à la fois comme aboutissement de la tendance individuante de l'évolution (par opposition à la tendance communautaire) et comme révélateur du divin. Mais cette importance ne doit pas nous abuser sur le statut particulier de l’individu humain dans la Création. Si l'on doit un infini respect à l'homme en tant qu'individu, est-ce une raison pour lui attribuer un droit absurde à l'éternité ! Je me demande si ce dogme  n’explique pas les crimes humanitaires des religions militantes, catholicisme en tête, au cours de l'histoire. 

Personnellement, j'aspire à me ressentir, entre autres choses, comme un simple véhicule, un support mobile et périssable en quête d'une vérité qui le dépasse. Et je me plais à imaginer que cette appréhension fragile de l'être a été donnée aussi à certains animaux. Je me respecte en tant qu'individu uniquement dans la mesure où j'assume pleinement cette vocation, qui est aussi incomplétude. Je ne crains plus désormais de ne pouvoir aller jusqu'au bout du chemin avant de mourir car il n'y aurait de toute façon aucun terme assigné à une telle carrière.

Je reviens à ma postulation initiale d'une croyance définitive qui soit le terrain d'une enquête permanente et non pas prétexte à se prélasser dans une pensée inerte de l'être. Cette croyance je la construis au moyen d'idées égarées, que mon esprit reconnaît sans effort, qu'il assemble sans y prendre garde, et qu'il traduit à sa manière dans un mouvement de profonde sympathie. Ce faisant, je cherche non pas à me démarquer, à m'affirmer en tant qu'individu, mais au contraire à me laisser entraîner par des éclaireurs de génie d'où dérivent ces idées égarées: mystiques éperdus, prophètes en colère, ou simples philosophes spiritualistes. Des hommes et des femmes de chair et de sang, périssables et à jamais insatisfaits. Leurs paroles constituent les maillons d'une chaîne d'éternité dans laquelle j'essaie humblement d'insérer le témoignage ordinaire d'un assentiment sans réserve à l'être.

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Révisé en mars 2023

MAI 2015 - Retourner aux sources - Mieux que la mémoire - Vérité - Mémoire sans moi - La conscience et Moi

Dans la quête de l'absolu le philosophe rencontre le poète.

Retourner aux sources

Deux approches tardives et complémentaires, à mener de front, pour transformer la vie: l'abstraction philosophique et la transposition poétique des sensations. Si je devais absolument utiliser les livres dans cette quête, mieux vaudrait alors dialoguer avec les pionniers qui, étonnés par leur propre regard sur les choses ont inventé les mots pour les dire. Les grecs et les latins, notamment, chez qui philosophie, science et poésie tendaient à se confondre.

 Mieux que la mémoire

Comment ne pas témoigner après soixante ans ?  N'y a t-il pas là, dans cette vie unique qui est la mienne, comme l'est celle de chacun d'entre nous, un champ unique d'expérience? Quand je me retourne sur ma vie passée je ne la trouve pourtant ni remarquable ni unique. Cela signifie-t-il que je me suis contenté de consommer le capital de vie qui m'a été octroyé à la naissance et que je l'ai laissé filé entre mes doigts ?  

Ceci dit, est-il avisé de se retourner sur sa vie par le seul effort de la mémoire, au risque d'en faire un pur objet de dissection ? Personnellement, ne m'importe du passé que ce qui contribue organiquement au présent et permet d'envisager l'avenir. Je véhicule au présent, dans les couches sous-jacentes de la conscience, ce que le passé m'a légué d'essentiel. La conscience pourra me restituer ce legs, bien mieux que la mémoire volontaire. 

Vérité 

Le terme de vérité en impose: on lui affecte d'emblée une valeur unique, absolue, transcendante. Cette conception appliquée ordinairement aux sciences, impressionne beaucoup ceux qui ne les pratiquent pas. Or la vérité scientifique est relative et nullement indispensable dans l'absolu pour agir sur le réel et le transformer. Les civilisations, quant à elles, sont fondées sur des conceptions parfaitement étrangères à toute vérité sub speciae aeternitatis, quand elles ne sont pas fondées sur des artifices de l'imagination collective tels que les religions.

La pensée philosophique elle-même s'appuie sur le postulat naïf de l'existence d'une Vérité, vérité vraie qu'il conviendrait d'atteindre, fût-ce en tâtonnant et en se trompant. Les créateurs de systèmes philosophiques, s'acheminent, livres après livres, vers ce qu'ils croient pouvoir être la formulation définitive. Comme alternative, ou palliatif, à cette quête épuisante, on a inventé la pensée historico-critique, qui consent à côtoyer le relatif et l'impur par la déconstruction des systèmes de pensée et l'archéologie des savoirs. La philosophie critique et l'histoire de la philosophie sont ainsi fondées sur la  relativité des conceptions humaines, donc sur la négation de toute vérité définitive. La pensée la plus efficacement critique relève des logiciens, lesquels érigent paradoxalement la Logique comme fondement de la Vérité !  Je crois savoir que Wittgenstein ne s'est pas laissé piéger.

Mémoire sans moi

Plutôt que de rechercher les vestiges du moi dans des souvenirs exsangues, préférer aller à la rencontre de la perception pure, de la sensation magnétisée par la mémoire mais détachée du moi ! Je m'en suis avisé aujourd'hui en écoutant La Mer de Debussy. Je me suis imaginé dans une maison au sommet d'une falaise, les fenêtres ouvertes sur l'océan, et j'assistais tout au long de la journée au spectacle changeant qu'évoque la musique. Il est impossible de transcrire le déferlement de remémorations que cela a provoqué. Je n'y étais plus en personne mais la mer, elle, y était ! Je n'aurais évidemment pu inventer ce plaisir imaginaire sans l'avoir déjà vécu personnellement. Mais si j'avais essayé de m'y retrouver, le souvenir en aurait été profondément altéré et la nostalgie aurait entravé le surgissement spontanée des images. Grâce à la musique, je me suis retiré de ma mémoire personnelle et j'ai pu accéder à une mémoire universelle de la mer, probablement via les Formes musicales dont la mer participe et que Debussy a su retrouver à l'intention de ses auditeurs. Je n'étais plus moi, lié à mes souvenirs personnels, mais un sujet capable de remonter à la source de la perception pure.

La conscience et Moi

Des états de conscience dits supérieurs, je retiens ceux par lesquels l'esprit cherche à s'élever grâce à la concentration mentale - les états philosophiques -, et ceux qui visent au contraire à fondre le moi dans le monde par la contemplation passive, - les états poétiques -. Il faudrait pouvoir les alterner, comme dans une respiration. Les premiers permettent d'accéder à l'unité primordiale sous une forme non dialectique. Les seconds nous font participer à la plénitude cosmique. Comment se contenter d'un seul de ces états ? Les deux sont nécessaires à l'économie vitale.

J'ajoute que la conception d'un état supérieur de la conscience dans laquelle le moi s'efface n'est paradoxale que pour ceux qui assimilent le moi à la conscience. En vérité, la conscience, dans sa forme la plus accomplie, allège l'esprit du poids de l'être immédiat (le seul qui ait une quelconque réalité), donc du moi.

gilleschristophepaterne@gmail.com
Révisé en mars 2023

AVRIL 2015 - Mon ailleurs - L’expérience de l’extinction - Nostalgie - Infinitésimal moi - Dès le premier mot - C’est insensiblement - Un formidable gâchis - La consolation par la nature - Parier comme Pascal - Douceur de la mélancolie - Dans les marges - Les conversions ouvertes - Le discours intérieur et les livres - Cocon cosmos - N’être ici pour rien

Mon ailleurs

La difficulté n'est pas de trouver les expressions de l'ailleurs et du mieux dans la littérature ou les ouvrages de métaphysique mais de repérer celles qui ont été écrites à mon intention particulière et qui ont quelque chance de faire leur chemin en moi. Pour y parvenir, je trie beaucoup pour éliminer tout ce qui ne trouve pas d'écho dans mon esprit. Témoignage de ma pauvre capacité à recevoir la pensée d'autrui ?  Non pas, mais traduction de ma volonté d'aller à la rencontre de ce qui seul peut véritablement me faire progresser.

L’expérience de l’extinction

Le privilège de l'être libre c’est de faire de soi un sujet d'expérience. C'est probablement ce que je suis en train de faire. Je pousse mes limites. Par exemple, aujourd’hui je me mets au défi d’acquérir la capacité de m'éteindre pour être en mesure de mériter ma place définitive. Ma liberté s’évaluera à cette capacité.

Nostalgie

Ma nostalgie ne naît pas tant du regret du temps passé que du vide créé par l’oubli.

Infinitésimal moi

Admettons qu’il existe bien un moi (autant dire: que moi est). Mais mais alors concédez qu’il s'entend uniquement pendant un temps infinitésimal. Ce moi est bien substance et attributs; oui nous le connaissons et oui nous savons que nous le connaissons. Mais chaque milliardième de seconde, nous renouvelons le miracle d'un moi qui n’est pas identique à celui qui l’a précédé. Le cerveau n'est pas capable d'autre chose que de sentir ce moi immédiat. La continuité du moi est pure illusion.

Dès le premier mot 

Plusieurs modes d'intelligence directe: l'axiomatique, la logique, l'intuition métaphysique. La philosophie m'intéresse quand elle combine ces trois modes sans en sacrifier aucun. Le principal obstacle à cette conjonction c'est la langue. La philo est en fin de compte une lutte sans trêve contre les insuffisances du langage. Le langage est un instrument qui échappe le plus souvent à son utilisateur: il est donc faux, me semble-t-il, de dire que la pensée se fait en la disant. Au contraire, la dénaturation de la pensée commence dès le premier mot posé. Le mot altère d'emblée l'intuition métaphysique et la syntaxe est un défi à la logique.

C’est insensiblement

L'esprit aimerait procéder par sauts perceptibles, pour pouvoir être le spectateur de ses propres progrès, pour compter les points en somme. En vérité, il est préférable d’avancer de manière insensible en s'affranchissant, par degrés subtils, des rigidités du langage et en jouissant simplement de la sensation de gagner en souplesse d'expression, d'être l'allié intime des mots. Une certaine philosophie, une certaine critique littéraire, s'en dispensent et, plutôt que de se fondre dans le langage, le détourne en en faisant un usage frauduleux. D’où les malentendus quand on prend leurs écrits au pied de la lettre. Le lecteur, l'étudiant, doivent, au delà des mots prononcés, essayer de reconstituer le discours vierge, la pensée non déflorée par l'expression. Ainsi, pour en revenir au propos initial, le saut accompli par l'esprit en marche est trompeur car il se rapporte probablement à un produit dérivé de la pensée (fabriqué par le langage) et non à la pensée elle-même. Il faut ainsi remonter autant que possible à la source de la pensée pour prendre conscience de nos progrès en terme de connaissance métaphysique, et, dans cette assomption, user des mots et des règles du langage exactement comme le musicien avec les notes et le solfège. Le modèle de l'expression coulée dans la pensée ou de la pensée coulée dans les mots est pour moi Descartes.

Un formidable gâchis

Parmi les caractéristiques curieuses de l'Homo sapiens figure sa longévité, remarquable entre toutes dans la classe des mammifères. Si l'on adoptait un point de vue évolutionniste, on pourrait avancer l’hypothèse que cette capacité a été acquise par l'espèce pour lui donner toutes ses chances de prendre les bonnes options ante-mortem. Et au bout du compte, constatons-le: quel formidable gâchis !

La consolation par la nature

Une des dernières illusions: la consolation par la nature. Celle de Rousseau et des romantiques dans son sillage. C'est peut-être la plus trompeuse, celle qui voile le plus durablement la vérité. Car la nature n'est qu'un élément à la dérive, comme toute l'anthropocène. Seules certaines conjonctions parfaites, locales et ponctuelles, toutes d'harmonie et d'équilibre, peuvent encore nous rappeler les temps heureux.

Parier comme Pascal

Le pari de Pascal m'a toujours semblé une posture superficielle qui me masque la grandeur présumée des Pensées. Le pari n'est selon moi que l'ultime phase de la conversion, la phase théologique, autant dire la phase délibérément régressive. La première partie, truffée de beaux lieux communs, est séparée du pari lui-même par le gouffre au fond duquel le processus de conversion a du prendre naissance. Mais on devra se contenter de l'explication ridicule par le miracle de la Sainte Epine ! Pascal ne tourne même pas autour du pot, comme le fera plus tard Kierkegaard. Les Pensées de Pascal : une oeuvre en creux dont on ne retient que des lieux communs bien écrits, comme si cela pouvait suffire.

Douceur de la mélancolie

La mélancolie peut avoir des vertus apaisantes à l'état naissant, non invasif. Elle infuse en nous une mélodie qui colore de tristesse nos pensées et les enveloppe d’un cocon protecteur.

Dans les marges

Les religions sont des normes culturelles, des expressions collectives chargées d'histoire donc de pure contingence. Leur signification essentielle doit être recherchée non pas dans les rites et les paroles consacrées mais dans les marges des textes fondateurs, chez les exégètes et les commentateurs, derrière les plaintes des mystiques et les audaces des hérétiques, ce qui revient à dire: dans la désolation de l'être, la nudité de l'esprit, la révolte existentielle.

Les conversions ouvertes

Les progrès spirituels peuvent surgir sur le mode de l'illumination ou de la révélation. A la faveur d'une circonstance extérieure, le produit fini d’un long travail inconscient vient frapper à la porte de la conscience. Cette conversion spirituelle est souvent un éblouissement trompeur provoqué par l’accumulation d’images d'emprunt. Il en va ainsi de la conversion religieuse qui m’apparaît comme le résultat d'une contagion idéologique par mimétisme.

Contrairement à ces conversions mimétiques et fermées, - même un être d’exception comme Pascal n’y échappe pas - les conversions véritables, ouvertes, font du converti un être unique. Elles différent des premières par la nature des images peuplant le subconscient. Ces images constituent l'inépuisable réservoir de nos possibles renaissances.

Le discours intérieur et les livres

Au fond, la lecture est toujours une diversion par rapport aux impératifs du discours intérieur, au récit de l'âme qui se voudrait continu. L'âme sans relâche parle et interroge l'univers et voudrait que le livre soit son interlocuteur privilégié, qu’il réponde aux questions qu'elle se pose au moment précis où elle se les pose ! Mais le livre interrompt la continuité intérieure, la fragmente, va même jusqu’à la réduire en poussière et à faire douter le lecteur sur sa capacité à conduire sa pensée dans ses ultimes développements. Il y a des périodes où celui qui éprouve le besoin d'écrire doit mettre à l'écart des auteurs mille fois plus sensibles et plus intelligents que lui. Quand l'écriture s'impose il convient de lui donner la priorité sur la lecture.

Je choisirai deux exemples pour mieux me faire comprendre. En lisant par curiosité l'ouvrage tant vanté de William James sur l'expérience religieuse, je pensais retrouver, dans les nombreux exemples littéraires qu'il analyse, des itinéraires spirituels analogues au mien et qui ne se rattacheraient à aucune religion consacrée. Je n'y ai rien trouvé de tel. De même, en m'intéressant à l'émergence de la notion de sujet humain dans la philosophie médiévale avec les conférences d'Alain de Libéra du Collège de France, j'ai imaginé pouvoir approfondir ma réflexion sur la vacance de l'être quand il est rapporté à l'individu. Mais j'ai senti que mon itinéraire personnel ne pouvait se plier aux détours érudits qu'une telle étude nécessiterait. Il est trop tard pour acquérir une culture de fond. Une révérence excessive pour les livres et pour le savoir peut entraver le cours du récit intérieur, le reporter indéfiniment sans jamais lui laisser la possibilité d'advenir.

Cocon cosmos

Cette maison est un cosmos en réduction, le cocon qui retient ce qui aspire à rejoindre le néant. Cosmos réduit à l'accueil du souffle, du décompte des jours, de l'ombre et de la lumière, de la chaleur et de la fraîcheur, protection douillette pour notre rêverie éveillée.

N’être ici pour rien

Il y a ceux qui se multiplient à l'extérieur en différant autant que possible le moment de se regarder en face et il y a ceux qui, comme moi, s'épuisent à capter les signes de l’existence. J'y ajoute depuis peu la certitude de n'être ici pour rien.

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Révisé en mars 2023

MARS 2015 - Se fausser compagnie - La philo au programme - Le soi comme éclaireur - La bonne voie - A l'usage unique de soi - Les limites - Péché originel

Se fausser compagnie

Passé un certain âge, le monde intérieur est si encombré qu'il est généralement difficile de s'en évader. Moi j'ai ce privilège de pouvoir facilement me fausser compagnie. 

La philo au programme

Je n'en finis pas de renoncer à étudier la philosophie (livres, conférences du Collège de France, cours en ligne de l'ENS). Le soir, aux moments de lassitude, j’y renonce, puis le matin suivant, aux heures de grand éveil, j’y reviens. Amour-désamour. Ces velléités, loin d’être des échecs de l’autodidacte, traduisent une exigence intérieure que l’étude méthodique ne peut pas pleinement satisfaire. Je sens bien que seule une réflexion indépendante, délivrée des livres, fondée sur l'expérience personnelle, puis déposée dans ce journal d'idées, pourrait me faire véritablement avancer au plan spirituel. L'étude programmée est une source continuelle de digressions et de fausses pistes : elle ne respecte pas le mouvement spontané de l'esprit en marche. J’ai pourtant la prétention de garder la main sur mon évolution spirituelle et de ne retenir de mes lectures que ce qui peut servir mon projet intime. Mais combien de cheminements erratiques ne faut-il pas alors faire dans le monde imprimé ! Penser sans les livres, écrire sans m’autoriser d’eux, je ne m’en sens pas la légitimité. Je suis donc voué à l’étude et à ses frustrations, et toujours rejeté sur le bord du chemin.

Le soi comme éclaireur

Rapportée à la personne, la notion d'être est douteuse mais l’être n’est pas le soi. Quand on voit la variété invraisemblable des utilisations du mot être en philosophie, on comprend que c'est le lieu d'un pur malentendu. Le soi est une notion sur laquelle il est peut-être plus facile de s'entendre. Tantôt je le ressens comme cette partie de nous sur laquelle il est possible de se retourner, de se pencher, tantôt comme une antenne tendue vers autrui, et aussi vers l'altérité absolue. Le soi n'est donc pas l'être, ni même l'aspiration à l'être, mais une instance de présence au monde oscillant entre le plus intérieur et le plus autre.

Il n'y a pas si longtemps je faisais de l'anéantissement du soi l'objectif suprême. Mon désir d'ensevelissement était excessif et artificiel, pour tout dire: immodeste. Aujourd'hui j’accepte la fragilité et la relativité du soi, et j’affirme dans le même temps sa nature  d'éclaireur de l'existence.

La bonne voie

Derrière les inconséquences, le temps perdu, les innombrables impasses et fausses pistes, il y a de temps à autre des éclairs de certitude absolue, la conviction puissante que je suis sur la bonne voie, que je m'approche naturellement, sans passer en force, d'une forme de terre promise que je pourrais aussi décrire comme assise définitive.

A l'usage unique de soi

La lecture, quand elle se veut recherche de signification - et pas seulement distraction ou étude - contourne la pensée spontanée, la seule qui soit authentique. Cette pensée originale ne sert qu'à soi, les autres ne s'y retrouvant que si le lieu est commun. Essentiellement incommunicable, elle n'a d'autre importance que sa vitalité. Rien n'empêche de la fixer dans l'écriture pour lui communiquer plus d’énergie encore. Il faudrait pouvoir aussi s'inventer une poésie du même type: une parole-flux-de-vie à l'usage unique de soi (Rimbaud).

Les limites

L'aboutissement littéraire suprême serait une forme poétique lumineuse, l'antithèse de ces proses philosophiques laborieuses où la pensée est attirée par l'ombre. La littérature contemporaine n'a-t-elle pas montré ses limites en compliquant à tel point son propos que les mots ne trouvent plus d'accueil en nous ? Je ne demande pas à la littérature d'être plus qu'elle ne peut être.

Péché originel

Qu'on soit spiritualiste ou matérialiste, rationaliste ou empiriste, il y a toujours une idée majeure qui s'impose durablement en nous et qui contribue à édifier notre système de croyance. Pour moi: l'émergence monstrueuse de l'homme dans la Création. Je ne peux échapper à cette évidence. Toute ma philosophie personnelle en dépend et mes lectures tendent à nourrir et à légitimer cette pensée dominante. Je note que la théologie et la philosophie chrétiennes sont pénétrées par cette idée, très, trop individuelle, du péché originel. Que n’aurait pas dit Pascal en voyant ce que l'homme a fini par faire de l'humanité et de la terre ?


Transcendance

Il me semble que le génie créateur procède par sauts, révélations, conversions, etc... et non par raisonnement discursif. Par exemple, l'expression Je pense donc je suis peut être considérée comme une définition [qu’est-ce que l'être : c’est celui qui pense] soit une proposition suggérée par une intuition primaire indémontrable mais dont chacun peut convenir en son for intérieur. La plus grande manifestation de l'intelligence humaine c’est peut-être cette faculté de transcendance qui lui permet de concevoir l'unité et l'origine sans passer par la déduction logique ni par l'expérience. 

Intranquillité

Dans les religions d'Extrême-Orient (bouddhisme, taoïsme), l'accent est mis sur la libération individuelle, qui en est presque obsessionnelle. Il s'agit essentiellement de conquérir l'apaisement spirituel, de rechercher un confort centré sur le soi. Pour moi, au contraire, l'inquiétude, l'incomplétude et l’intranquillité sont autant de conditions du dépassement, autant dire de la transcendance. J'y tiens.

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Révisé en mars 2023

FÉVRIER 2015 - L'histoire - Balade - Gratitude - L'écriture de la vie

L'histoire

Aux XVII et XVIIIe siècles, un homme cultivé pensait être en mesure, à l’aide de quelques lectures essentielles (Bossuet et Montesquieu par exemple), de saisir le mouvement général de l'histoire ; il s’en faisait une théorie qu’il incorporait à son bagage culturel. Il croyait ainsi prendre sa part de l’intelligence du monde. Cette certitude devait être renforcée par la croyance au caractère providentiel de l'Histoire. Ainsi tout fait historique procédait d'un vaste système, explicite et communicable, avec ses causes et sa fin. Quelles que fussent les limites de l'érudition, tous les faits pouvaient être interprétés à l’intérieur de ce système.

A présent, l'histoire, telle qu’elle est proposée au profane soucieux d’acquérir une certaine culture, ou à l’étudiant travaillant sur les derniers manuels académiques, apparaît comme un chantier ouvert et permanent où les archives ne disent jamais le dernier mot et où les hypothèses les plus contradictoires se disputent le terrain, souvent sans ligne directrice. Un lecteur non spécialiste aura de la peine à se faire un chemin dans ce chaos de fragments, à emporter un message qui pourra rester gravé dans sa mémoire. Cela est sans doute vrai pour toute la culture contemporaine. 

Moi qui aime l'histoire je me rabats alors souvent sur le vieux Malet-Isaac pour garder un message simple à emporter. On dit, à juste titre, qu'il s'agit d'une vision dépassée de l'histoire, car basée sur les événements et sur les "grands hommes" et négligeant les sociétés dans leur ensemble. Ce n’est certes pas l’histoire telle qu’on la conçoit de nos jours.

Mais n'est-il pas trop tard, à 64 ans, pour se cultiver selon les critères académiques ? La culture que j’ai acquise avec le temps est pleine de lacunes, mais quelle importance désormais ? Mes connaissances se sont accumulées peu à peu, sans méthode ni projet, et elles continueront de s’enrichir ainsi jusqu’à la fin. S’il me fallait affecter un rôle à la lecture et à l’étude aujourd’hui, s’il fallait absolument dire à quoi ça sert, je dirais : pour amender le caractère, adoucir les attitudes face au monde, satisfaire ce besoin d'apaisement et d'union que je ressens plus fortement qu’avant. Ça paraît idéaliste mais j’ai en tête le contre-exemple de mon père qui à la fin de sa vie se servait des livres comme autant de glaives contre ses semblables et contre lui-même. Pour ma part, j’aimerais au moins pouvoir jusqu’au bout entretenir le dialogue avec les auteurs définitifs dont j’ai parlé ailleurs, et dont j'avais de longue date préparé l'avènement. Je sais que leur commerce régulier enrichira l'existence. Quiétisme sur fond d’intranquillité, détachement dans la rumeur du monde, un corps qui bêche et qui plante, un œil qui devine.

Balade

Simple ballade hier autour du lac, scintillant dans la lumière voilée de l'hiver. Le gris et le bleu déployaient toutes leurs nuances sur les miroirs de l'eau et du ciel confondus Des pêcheurs de-ci de-là, un joggeur qui a fait plusieurs tours du lac pendant que je faisais tranquillement le mien, des promeneurs avec leurs chiens. Un joli et large chemin longe le lac sur une certaine distance puis se termine en cul-de-sac : j'ai dû traverser un champ en friches pour rejoindre le chemin principal. Collé à mes chaussures : du limon enchevêtré dans des fanes desséchées de maïs.

Gratitude

Le monde est si riche, si foisonnant, que je suis tenté de m'y abandonner intégralement et en pleine confiance, sans souci de reconnaître des signes, de suivre des pistes, de m'approprier quoi que ce soit. Comme, par ailleurs, rien ni personne ne me force à "être" ni à justifier ma place ici-bas, je suis en mesure d'oublier toute mission terrestre, tout devoir envers moi-même. A supposer que je sois capable de me délaisser radicalement, de me fondre dans l'indicible, me sera-t-il possible alors de trouver en moi l’énergie pour perpétuer cette perception de la richesse du monde qui explique mon quiétisme ? L'intranquillité qui m'anime en d'autres moments n'en est-elle pas le pendant indissociable ? N'y a-t-il pas un risque d’extinction définitive à se livrer sans résistance au monde ? D’où vient mon ardente envie de témoigner ma gratitude aujourd'hui ?

L’écriture de la vie

J'aurais tant de choses à dire après l'écoute du cours Collège de France de Antoine Compagnon intitulé : Écrire la vie que je ne sais par où commencer. L’intérêt principal de ce cours est qu’il réhabilite l'écriture du soi en écartant la critique, si fréquente, d’une entreprise purement narcissique. Si je me mettais personnellement à écrire ma vie, ce serait pour remplir une fonction organique ayant sa place dans l’économie vitale. J’ai perdu toute disposition à me donner le beau rôle, à me faire mon propre avocat, à accorder de l'importance à ma vie extérieure. Je pars du constat qu’il n’y a pas d'unité en moi et qu’il n’y a aucune nécessité d’en rechercher une. Je crois que cette remarque s’applique à la plupart d’entre nous. La quête du moi, dont on nous rebat tant les oreilles, en littérature et ailleurs, est d'une grande étrangeté désormais.

Compagnon souligne la difficulté de conférer au déroulé de la vie, donc à son récit, une unité qu'on ne retrouve pas en soi. En soulignant le caractère fragmentaire et éclaté des écrits de vie de Montaigne, de Stendhal et de Proust, Compagnon montre que ces génies de l’écriture ne sont pas à part: comme nous, comme moi, ils peinent à trouver de la signification à ce chaos invraisemblable qu'est leur vie. Pour donner par l’écriture un sens à ma propre vie, il faudrait repérer les jonctions, les sutures, les points de cristallisation, les tendances ; et aussi dégager les traits de caractère qui expliquent l’orientation qu’a pris ma quête du bonheur. Oui du bonheur.

Même si je suis convaincu de la fragmentation du moi, j'ai pourtant l'impression d'une continuité sous-jacente, souvent suspendue, jamais définitivement interrompue, d’un feu fragile qui couve : la vie intérieure. J’ai le devoir d'entretenir ce feu. Mémoire de la vie intérieure, à côte de son journal (ce blog). La vie intérieure comme portée accueillante où notes du passé et notes du présent cherchent un accord.  Écrire ma vie avec ces postulats : (1) ma vie comme reconquête de la liberté perdue ; (2) la vie intérieure garante de la continuité ; (3) la vie extérieure, qui remplit habituellement les biographies, seulement dans les périodes de transition où des personnes ou des lieux jouent un rôle essentiel.

Compagnon, toujours. Je suis frappé par l'aisance de son discours, qui se présente comme une balade impressionniste, très inspirée et dépourvue de tout dogmatisme. Il ne s'agit pas d'érudition : les cours s'adressent à des gens comme vous et moi, simplement amoureux de la littérature. Ensuite, il s'agit en eux de mobiliser l'intuition, la sensibilité et l'intelligence, dans le but d'avancer des propositions, ceci sans jamais les imposer. Enfin, il s'agit de créer, à partir des œuvres et des auteurs, une sorte de confraternité ouverte où chacun trouve son bien.

Révisé en février 2023
gilleschristophepaterne@gmail.com