Dans son essai sur Rousseau, G. Poulet analyse la très riche évolution du sentiment de l'existence chez cet écrivain qui préfigure le romantisme français. Pour Rousseau, la plénitude de l'être est indissociable de l'état de bonheur, envisagé comme le suprême accord, au présent, entre soi et le milieu environnant. On est ici assez éloigné des valeurs des auteurs précédents de ce blog (Montaigne, Descartes et Pascal) qui, lorsqu'ils ne se suffisaient pas à eux-mêmes, avaient carrément recours à l'échelon suprême, à savoir Dieu. Ici, nous sommes au cœur du XVIII ème, Dieu est mis entre parenthèses, et le monde se présente à l'homo occidentalis comme un bain, que dis-je, comme un chaudron de sensations qui nous déterminent et conditionnent. Rousseau n'échappe pas au «sensationnisme» de son époque même s'il anticipe le siècle suivant par son besoin impérieux de rompre avec l'idéologie du temps. On va voir que c'est plus complexe, sinon plus subtil, que de s'en remettre à Dieu une bonne fois pour toutes.
Le bonheur à l'instant présent, donc, c'est ce qu'il faut atteindre. Et l'idéal en matière de bonheur, c'est celui de l'homme primitif, ainsi que celui du petit enfant, chez qui l'être et les sensations font unité, qui n'a pas de recul vis à vis de lui-même, ne perçoit pas l'altérité du monde extérieur, et se tient tout entier dans l'instant. C'est le statut idéal, le statut de référence, que Rousseau imagine dans le Discours sur l'Inégalité et dans l’Émile. Une fiction intégrale, en somme. Mais cet être, à la fois tout à l'instant et en total accord avec son microcosme, est-il purement végétatif ? Non pas. Rousseau conjecture qu'au principe passif qui semblerait prévaloir dans un tel être, s'ajoute un principe actif, indépendant des sensations elles-mêmes, à savoir le sentiment de sa propre existence. Sentiment d'où pourront s'élancer le moment venu la volonté et le libre-arbitre, pures potentialités à ce stade. Pour l'instant, les deux principes passif et actif sont confondus dans une harmonieuse complicité.
On sent que G. Poulet, et on le comprend, peine à se faire l'avocat de l'homme-enfant et de l'homme primitif. C'est tout simplement que cette fiction est pour l'essentiel une concession à l'esprit du temps, toute empreinte de Condillac et du mythe du bon sauvage. Qu'on se rassure: Rousseau, victime de la mode, ne va pas tarder à retomber sur terre (et c'est déjà probablement le cas quand il écrit l’Émile), mais il reste probablement un fond d'authenticité derrière cette conception factice du bonheur d'exister. C'est, me semble-t-il la nostalgie des origines, laquelle peut difficilement s'exprimer sous une autre forme que poétique, forme il est vrai inusitée au siècle des lumières.

L'âge d'or, s'il a jamais existé aux origines des temps, et si les psychologues nous confirment qu'il existe chez l'enfant dans les langes, n'est qu'une période éphémère. Arrive le moment où l'homme tombe dans l'état de société. Très vite, il va y défendre sa place en mobilisant ce principe actif qui est en lui. Il ne peut plus, par la seule sensation, s'identifier au monde environnant et à l'instant présent. Tout lui est altérité, le temps se différencie en présent, futur et passé, et l'épaisseur de la durée détermine en lui un rapport tragique à l'existence. Il se bat dans la société et ce drame est vécu avec une particulière acuité chez Rousseau à cause d'une imagination déréglée qui le porte à trop anticiper l'avenir. Or vivre dans l'avenir c'est, selon lui, faire son malheur. Comment retrouver une assise au cœur du présent, tout comme le primitif ?
G. Poulet ne s'attarde pas sur les circonstances extérieures ni sur les données psychologiques qui rendent compte de cette transition dans la pensée de Rousseau. Celui-ci, pendant toute sa phase «mondaine», a résisté intérieurement à l'aliénation tout en étant contraint, comme roturier, à la fois de survivre et de faire valoir son génie à la face de l'univers. L'excès du génie et de la paranoïa mis à part, n'est-on pas déjà plongé dans l'humaine condition ?
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L'île Saint Pierre |
Lecture: Rousseau à l'île Saint-Pierre, Rêveries du Promeneur Solitaire, Cinquième promenade
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Les Charmettes |
Lecture: Rousseau aux Charmettes, Les Confessions, Livre VI
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Julie et Saint Preux |
Lecture: Rousseau à l'Hermitage, lettre à M. de Malesherbes, 29 janvier 1762
Au total, ce qui frappe chez Rousseau (Poulet ne conclut pas vraiment son essai) c'est la profusion des sentiments de l'existence et leur évolution (ou leur récurrence) dans le cours de sa vie. Cette richesse, il la doit à une imagination hors du commun, à sa capacité monstrueuse de s'immiscer dans toutes les dimensions du temps et de l'espace. Son rapport au temps à été l'objet d'une âpre lutte avec lui-même, et avec les autres, car il a longtemps cru que le monde finirait par se conformer à son rêve. Mais l'imagination, qui l'a tant torturé, lui a aussi donné de rencontrer des formes plus ou moins durables de ce bonheur «primitif» auquel il aspirait tant, et ceci dans le cours de la vraie vie. Tout le monde peut-il en dire autant ?