Montaigne note souvent dans les Essais son incapacité à créer une vraie continuité de pensée en lui. Il date pourtant l'instauration d'une pensée concrète du jour où il a entrepris de l'écrire. Le processus de pensée chez lui s'attache cependant au premier objet venu et tout lui semble digne d'intérêt a priori dans cette fermentation désordonnée de son esprit.
Montaigne a bien conscience que l'assise de l'être est fragile quand elle ne se repose que sur des reconnaissances momentanées du moi à travers des sujets aléatoires de méditation. Mais il ne semble pas déplorer outre mesure cette situation, qu'il croit d'ailleurs propre à la condition humaine, ni ne semble porté à lui apporter une solution. Il imagine bien pourtant de se ressaisir en ayant recours soit à l'attitude stoïque, soit à la foi chrétienne. Dans le premier cas, il s'agirait d'assurer la permanence de l'être par adhésion à une forme de destinée supérieure; dans le second cas, de se reposer dans la permanence divine. Mais il lui est impossible de s'en tenir de manière durable à ces attitudes, qui, tout admirables qu'elles soient, ne manifestent leur évidence que par fragiles illuminations.
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Epictète |

En fait, il n'a pas besoin de se projeter ainsi dans un temps idéalisé, transcendé, pour se sentir vivre. L'unité, s'il y en a une, provient du mouvement-même que le présent impulse à la pensée et, qui plus est, dans une pensée qui se déverse dans l'écrit, donc qui laisse des traces tangibles. L'être s'identifie ainsi dans son cas à un passage permanent déposant des sédiments sous la forme de lignes d'écriture. C'est la conviction du salut par l'écriture qui selon moi permet à Montaigne de se passer de solutions plus radicales.

D'ailleurs ce processus de la pensée «au jour la journée» n'est désordonné et désuni qu'en apparence. Il cache une vraie méthode. Car cette mobilité intellectuelle qui apparaît à première vue comme un obstacle à la cohérence spirituelle, s'avère être une démarche concertée de création littéraire. En effet, à l'instabilité de la journée, qui peut donner l'impression négative qu'on se dérobe à soi-même, s'ajoute la dissociation à l'infini de l'instant lui-même, conférant au discontinu une sorte de continuité prismatique formant un tout, ou au moins un miroitement impressionniste qui enivre l'esprit. Considérer d'ailleurs chez d'autres auteurs cette même griserie de l'esprit disséquant la réalité au cours d'un libre vagabondage. On est parti de l'écriture, comme condition de la pensée, et il me semble qu'on dépasse à peine la sphère littéraire. Jusqu'à quelle profondeur cela affecte-t-il l'homme Montaigne ?
